Traité de la disparition

Il pratique une écriture en immersion, transformant ses expériences et ses voyages en récits où le littéraire se mêle au sociologique, où la réflexion géopolitique rencontre la fiction. Après la France à vélo dans Ogrorog (prix Dentan ex-æquo 2011) et le conditionnement imposé par les transporteurs low cost dans easyJet (Le Courrier du 11 janvier 2014), c’est Detroit ravagée par la crise qu’arpente Alexandre Friederich dans ce nouvel opus paru chez Allia. Fordetroit brosse le portrait d’une ville d’après la chute, d’après l’apocalypse. Vision du futur? C’est ce que pense l’auteur, son reportage littéraire prenant des allures de roman d’anticipation. Berceau de l’industrie automobile, façonnée par Ford, General Motors et autres Chrysler qui ont induit un mode de vie, la ville en plein essor incarnait l’opulence et le capitalisme de masse; la voici déchue, chaotique, indigente. Entièrement dévastée, elle présente au visiteur la splendeur de ses ruines postindustrielles, ses bâtiments incendiés, des rues défoncées où la nature reprend ses droits, le silence de zones désertées, ses alcooliques, chômeurs et sans-abri.

En trois parties aux titres percutants – «Immofermeture», «Décarcération» et «Zodiacales» –, Alexandre Friederich fond ses notes prises sur le vif en un texte resserré, acéré, où s’enchaînent rencontres et déambulations, scènes marquantes, histoires insolites, conversations volées. Il loge chez l’habitant ou à l’hôtel, se déplace le plus souvent à vélo. A la fois acteur et observateur, il se montre attentif aux gens, à ce qui s’invente malgré tout pour survivre, à la petite débrouille, des potagers ressuscités aux bricolages quotidiens.

Au début du récit, le narrateur confie réfléchir depuis longtemps à un «Traité de la disparition» composé de conseils pratiques sur la «meilleure manière d’échapper au monde». Serait-ce ce qu’il est venu chercher à sept mille kilomètres de chez lui? Dans cette ville qui se délite, il est seul dans une chambre anonyme balayée par le souffle de l’autoroute, comme soustrait au réel: «C’est bien ce refuge hors de soi que je viens trouver et les voitures qui filent le long de la John C. Lodge Freeway emportent des parties de mon corps. Dans quelques jours, quand elles auront tout emporté, j’obtiendrai ce que nul n’obtient dans un monde familier: la disparition.» Fordetroit se présente alors comme une réponse possible à une question existentielle: «Quelle est la juste distance pour trouver le calme?» Et pour attendre l’effondrement final que prédit ce récit inquiet? Entre la tentation de se couper de soi, voire du monde, et celle de se fondre dans la masse pour ne pas voir la chute, l’écriture offre une issue possible, même si provisoire.    

 

ALEXANDRE FRIEDERICH, FORDETROIT, ED. ALLIA, 2015, 123 PP.

http://www.lecourrier.ch/132555/traite_de_la_disparition