Vieille clé cherche serrure oubliée

«SUR SES PAS» Le protagoniste du dernier roman de Jean-Bernard Vuillème visite tous les appartements qu’il a habités depuis sa naissance: une formidable quête intime et un parcours singulier dans le XXe siècle.

Qui n’a jamais rêvé de revoir les lieux où il a vécu autrefois? Sa chambre d’enfant transformée par d’autres meubles? Le salon alors immense dont les murs semblent s’être rapprochés tandis que les couleurs et les odeurs familières l’ont déserté? Ou ce premier studio après le départ de la maison familiale, meublé de bric et de broc, aujourd’hui occupé par une dame qui lui donne une tout autre atmosphère? Qui sont ces gens qui vivent entre les murs de nos souvenirs? Seraient-ils gênés à l’idée de nous ouvrir la porte sur leur intimité? Quand Pablo Schötz découvre chez lui une vieille clé inconnue, il décide de se lancer à la recherche de la serrure qui lui correspond en visitant tous les domiciles qu’il a habités depuis sa naissance. Lui qui est journaliste et écrivain demande à un ami d’écrire ce qu’il lui racontera de son périple. C’est ainsi ce dernier qui relate la quête de Schötz: narrateur parfois critique et toujours décalé par rapport à l’événement et sa charge émotionnelle, il ne peut s’empêcher d’imaginer, d’interpréter ou de combler les vides, partageant ses doutes dans des intermèdes à la première personne alors que la bonne serrure tarde à se présenter.

LA VIE DES LIEUX

Le dispositif du dernier roman de Jean-Bernard Vuillème est ingénieux, qui instaure ce filtre pour raconter avec pudeur et un humour subtil une cavale au-devant du passé qui est avant tout quête de soi. Il faut un certain courage pour sonner chez des inconnus, expliquer sa drôle de démarche, exhiber sa clé au détour d’un couloir. Pourtant, hormis une jeune femme aimable qui ne cesse de lui poser des lapins, tous acceptent d’ouvrir leur porte à Pablo Schötz. Sols carrelés et nouvelles moquettes, chambres devenues salons ou l’inverse, pièces redécouvertes et fenêtres sur rues ou jardins lui renvoient le reflet des années enfuies et de lui-même en personnage de sa propre vie, à la fois familier et tout autre – chaque lieu étant une partie singulière de son identité liée à un contexte, à des relations nouées ou rompues.

Comme Pablo Schötz, le Neuchâtelois Jean-Bernard Vuillème est journaliste et écrivain, auteur d’une quinzaine de titres – romans, récits, nouvelles et essais. On se souvient de M. Karl & Cie, satyre inquiétante et déjantée d’une grande entreprise, ou du plus grave et autobiographique Le Fils du lendemain, signé du pseudonyme Bernard Jean (1): il y montrait un narrateur «né de travers», qui se sentait «singe, fils-singe», et se mettait en quête de son père biologique après qu’un test ADN ait confirmé son vertige identitaire. Dans Sur ses pas, le même récit des origines marque les lieux premiers: le dénommé Nebel, nouveau propriétaire de la maison rachetée à un austère pasteur, «a vite pris ses aises avec la jeune locataire mariée» qui vit dans l’un des deux modestes appartements sous les toits et «a malencontreusement engrossé Madame d’un petit Schötz au faciès de Nebel». C’est dire si les lieux influencent dès l’origine les destinées: sans ce voisinage, pas de petit Schötz. Et celui-ci de se demander où il a été conçu précisément – chez le propriétaire ou dans le lit conjugal de ses parents?

Maison familiale, premier appartement du jeune couple qu’il forme avec Lucie, logis avec jardin pour quelques belles années avec leur fils Jean, séparation et retour dans des murs exigus, nouvelle rencontre, nouvelle famille, situation à présent confortable... Les demeures défilent et appellent les souvenirs, l’histoire individuelle s’inscrivant aussi dans une évolution plus vaste pour offrir un parcours dans le XXe siècle. Le décompte des années est marqué par des exergues qui, au début de chaque chapitre, relatent les avancées de l’exploration spatiale, de son essor à la fin de la Seconde Guerre mondiale à la sonde Voyager 1, premier objet fabriqué à pénétrer l’espace interstellaire en 2012. On voit ainsi le confort de la modernité arriver dans les foyers des années 1950 – chauffage central, salles de bains – avant d’être rejeté par les soixante-huitards, les premières voitures et le développement des routes, le téléphone mural à roue remplacé par celui à touche...

DANS LA LUNE

Ce clin d’œil aux explorations spatiales suggère-t-il aussi l’insignifiance de cette quête infime, voire la posture de ­l’écrivain, lui-même toujours dans la lune, entre deux mondes, distrait par ses lubies? «On ne peut pas remonter le fil du temps, de domicile en domicile, et vivre pleinement ici et maintenant», commente le narrateur. «Et moi, ai-je vraiment habité un seul lieu de mon existence?» se demande d’ailleurs Schötz. La fin du roman nous ramène au présent, lors d’une soirée chez lui où sont conviées toutes les personnes auxquelles il a rendu visite. En quête d’un terme à son livre, le narrateur imagine alors un finale inattendu. Sans trop en dévoiler, disons simplement que Sur ses pas s’achève alors que la «clé du roman» – ou serait-ce de soi? –, récupérée par le narrateur, poursuit sa trajectoire dans le ciel nocturne vers, peut-être, un univers inconnu, «sans murs et sans maisons». Une scène cocasse et poétique qui marque avec finesse l’aboutissement d’une quête intime aussi pétillante qu’émouvante.

 

Jean-Bernard Vuillème, Sur ses pas, Ed. Zoé, 2015, 254 pp.

 

1 ) Lire Le Courrier du 14 mai 2011 et du 27 mai 2006.

http://www.lecourrier.ch/132554/vieille_cle_cherche_serrure_oubliee