Vertige du vide après Auschwitz

HONGRIE - Dans «Liquidation», oeuvre noire autour du suicide d'un écrivain né dans les camps, Imre Kertész anéantit tout espoir... grâce à la littérature.

 

Le dernier roman d'Imre Kertész est concis et lapidaire comme son titre: Liquidation. Mais nul besoin d'un pavé pour créer une grande oeuvre. Dans ce livre désespéré, où s'élève une singulière liberté de pensée, le Prix Nobel de littérature 2002 décline les thèmes qui obsèdent sa vie et son oeuvre: la déportation et l'expérience des camps de la mort, le refus de donner la vie, la difficulté d'aimer dans un monde habité par le «Mal».

Adolescent en 1944, Imre Kertész a été arraché de sa Budapest natale et déporté à Auschwitz puis à Buchenwald. Il raconte cette expérience dans son chef-d'oeuvre Etre sans destin. A sa libération en 1945, Kertész vit dans la Hongrie communiste un exil intérieur de quarante ans, jusqu'au dégel de 1989. C'est à partir de cette époque qu'il situe la trame de Liquidation. Mais l'ouverture du pays ne suffit pas à libérer l'auteur ou ses personnages de leur souffrance existentielle.

Dans Liquidation, l'écrivain B. n'est jamais sorti des camps et refuse de s'adapter à la vie avec toute l'énergie autodestructrice dont il est capable. Le roman, qui débute après son suicide, se présente comme une longue enquête pour tenter d'élucider les raisons de sa mort. Neuf ans après, elle obsède toujours son ami l'éditeur Keserü (qui signifie «amer»).

 

CHOISIR L'ENFER QUOTIDIEN

B. est né à Auschwitz. La lettre qui lui tient lieu de nom est le matricule de prisonnier tatoué sur sa cuisse – le bras d'un bébé étant trop petit. Accablé par «l'impression d'être né illégalement, d'être resté en vie sans raison», il tente de résoudre «l'énigme nommée Auschwitz» pour justifier son existence. Et recrée dans son quotidien à Budapest un «Auschwitz librement choisi», un enfer où il consigne les mécanismes d'adaptation et l'obsession de survivre. Fille de survivants, son ex-femme Judit comprend qu'elle l'a épousé pour se libérer de sa propre névrose d'être juive: «J'ai fini par admettre, difficilement certes, qu'Auschwitz était mon fiancé (...). J'ai compris qu'il avait mis tout son talent au service d'Auschwitz, qu'il était l'artiste patenté et exclusif du mode de vie d'Auschwitz.»

Elle le quittera: elle veut un enfant, lui affirme l'impossibilité de donner la vie dans un monde traumatisé par l'Holocauste. On pense à Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas (1995), magnifique oraison funèbre où Kertész adresse la prière juive des morts (le kaddish) à l'enfant qu'il n'a pas voulu.

 

SENTIMENT D'IRRÉALITÉ

Le roman tourne ainsi autour de la mort de B. comme un papillon aveuglé par une flamme qu'il n'arrive pas à atteindre. Fasciné par B., Keserü est persuadé que celui-ci a écrit un roman avant de se suicider – clef de voûte de son oeuvre et réponse à ses propres interrogations. Il interroge les femmes qui l'ont connu. Sa maîtresse Sára n'a reçu qu'un mot d'adieu. Et Judit, dont Keserü a été l'amant, a reconstruit sa vie avec un autre et ne veut rien dire.

Mais sa quête obsessionnelle finit par le perdre. Keserü se sent de plus en plus proche des clochards qu'il voit de la fenêtre de sa chambre: «Son histoire était finie mais lui-même était encore là, ce qui constituait un problème dont il remettait sans cesse la solution à plus tard. Il aurait dû soit poursuivre son histoire, ce qui s'était avéré impossible, soit en entamer une nouvelle, ce qui était tout aussi impossible.»

Un sentiment d'irréalité bientôt partagé par le lecteur: Kertész construit son texte comme un roman à tiroir, une histoire dans l'histoire dans l'histoire... Alternant les points de vue et les genres stylistiques – roman, pièce de théâtre écrite par B., récits de Keserü et de Judit à la première personne –, l'auteur brouille les repères entre fiction et «réalité», pour mieux signifier l'impossibilité de comprendre un destin dont le coeur – le fameux roman – ne cesse de se dérober.

Toute histoire et tout sens sont-ils impossibles après le trou noir d'Auschwitz? Pas tout à fait. «Il n'y a plus de retour possible vers un centre du Moi, vers une certitude inébranlable et indéniable du Moi», dit B. Mais la multiplication des discours et des points de vue à l'oeuvre dans Liquidation montre la littérature à même d'exprimer cette perte de sens, le vide devenu central. Pour B. comme pour Kertész, ce n'est pas l'Holocauste ni l'horreur des camps qui sont inexplicables, inracontables. Au contraire. Ce «Moi perdu» est le «Mal véritable» installé au coeur de l'homme: c'est donc le Bien qui est incompréhensible. Même si Kertész donne à ses personnages de femmes, dans leur force et leur souffrance, la voix de la vie et de l'amour.

Imre Kertész, Liquidation, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, éd. Actes Sud, 2004, 127 pp.

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