Silences, violences, tabous et vers à soie

PAKISTAN - Dans son intense et foisonnant «Transgression», Uzma Aslam Khan dévoile le visage multiple de la société pakistanaise.

 

Comment trouver un espace à soi où rêver, choisir et aimer, sans transgresser les interdits d'une société où traditions et restrictions pèsent de tout leur poids? Liberté personnelle rime-t-elle forcément avec exclusion sociale? C'est toute la question qui traverse ce sublime Transgression, deuxième roman de la Pakistanaise Uzma Aslan Khan. Originaire de Karachi, l'auteure y a grandi avant d'enseigner la littérature anglaise aux Etats-Unis, au Maroc et au Pakistan. Riche de différents points de vue, elle les incarne dans cinq personnages pris chacun à leur manière dans ces étouffantes contradictions.

 

MÉTAMORPHOSES

Difficile de restituer en quelques lignes toute la densité et la complexité de la trame du roman. Suivant le fil rouge de la quête de soi, les destins de Dia, Daanish, Riffat, Anu et Salaamat se croisent, s'entremêlent et s'emboîtent de façon inattendue. Et pour structurer toute cette polyphonie, Uzma Khan file la délicate métaphore de la soie – dans le fond comme dans la forme.

Car si Transgression s'ouvre par le prologue «Mort», il garde en lui la possibilité de la transformation à la manière de ces vers à soie dont la mue sous-tend le récit et fascine Dia. Il s'agit d'abord pour chacun de compter ses morts, réels ou symboliques, avant de pouvoir renaître. Le cheminement de Dia est à l'image de celui du roman. Elle ignore pourquoi elle est hantée par les commencements, les débuts d'histoires, les «et si», jusqu'à ce qu'elle découvre la vérité de sa propre naissance: c'est alors un deuil qu'elle doit faire. Tout doit mourir pour recommencer, tout se transforme et se recycle, emmené vers d'autres possibles, nous dit l'auteure: à la fin du roman, Salaamat est emporté par la mer dans un épilogue intitulé «Naissance»...

Uzma Khan situe son intrigue dans le Pakistan du début des années 90, déchiré par la violence, les conflits intercommunautaires et les déplacements de population. Ici, comme le répètent les patriarches garants de la loi sociale, Dieu est seul à décider et se moque des désirs individuels: il ne sert à rien de vouloir changer l'ordre des choses. Passivité et résignation sont la règle – plus encore pour les femmes.

 

CRITIQUE DES ÉTATS-UNIS

Victime de la rigidité du système, la jeune Dia se débat entre ce que la société attend d'elle et ce que sa mère Riffat lui a enseigné: choisir librement sa vie. Car Riffat fait partie des rares femmes d'affaires pakistanaises. Elle a monté une florissante industrie de vers à soie au prix de sa réputation. Profondément bouleversée par l'assassinat de son père, Dia se réfugie donc dans l'observation des vers de l'usine maternelle, fascinée par leur vie silencieuse et la magie de leur perpétuelle métamorphose.

Anu, elle, reproduit le schéma étouffant de dépendance et d'ignorance imposé par les oulémas, enfermant son fils Daanish dans un cocon maternel mortifère. Celui-ci est revenu à Karachi à la mort de son père, après trois ans passés à étudier le journalisme aux Etats-Unis. Si Uzma Khan décrit avec précision la réalité sociale violente et misérable d'un Karachi où l'on est toujours l'étranger de quelqu'un, où les femmes n'osent pas sortir sans escorte, où les coupures d'eau et d'électricité sont fréquentes et les bus régulièrement incendiés, elle n'idéalise ni la «liberté» occidentale, ni les Etats-Unis qu'elle connaît bien. En pleine Guerre du Golfe, les professeurs de journalisme de Daanish lui ont fait comprendre qu'il ferait mieux d'écrire sur des sujets plus légers. Avec l'originalité de son point de vue de femme pakistanaise, Uzma Khan brosse un tableau percutant des Etats-Unis, égratignant l'hypocrisie d'un pays où la liberté d'expression se réduit à celle de consommer, où la critique politique subit une censure insidieuse.

Enfin, le silencieux Salaamat sera paradoxalement le révélateur des non-dits grevant la vie intime des protagonistes, poussés au mensonge par une société liberticide. C'est finalement l'amour, toujours subversif et insoumis, qui fera exploser au grand jour certaines vérités. Mais pour cela, il aura fallu transgresser l'ultime tabou.

 

VISION PLURIELLE

Transgression circule entre présent et passé et entre les vies de tous ces personnages avec une grande fluidité, tissant un récit subtil et fin comme une trame de soie. Le roman porte dans sa structure même la vision plurielle de l'auteure. Cette multiplicité des points de vue se donne comme un véritable plaidoyer pour le droit à la parole et à la différence, contre l'intolérance d'un discours unique forcément réducteur – qu'il soit pakistanais ou made in USA. Et la littérature de devenir le lieu par excellence de la transgression.

 

Uzma Aslam Khan, Transgression, traduit de l'anglais par Marie-Odile Probst, éd. Picquier, 538 pp.

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