Folie et nostalgie des années Cuba

RECIT AUTOBIOGRAPHIQUE - Dans «Mes années Cuba», Eduardo Manet livre un témoignage passionnant sur l'effervescence créatrice qui suivit la Révolution. Il en fut partie prenante, avant de s'exiler en France en 1968.

 

"Le jour où je suis né la terre a tremblé à Santiago de Cuba. C'est du moins ce que soutenait ma mère." La première phrase de Mes années Cuba donne le ton: on est ici à la frontière du mythe. Le récit autobiographique d'Eduardo Manet se lira comme la plus palpitante des fictions. L'auteur excelle à rendre la réalité légendaire, à la transfigurer pour lui donner l'épaisseur de l'épopée. Est-ce grâce à la distance des années et de l'exil? A cette mère fantasque qui embellissait la réalité, à l'île elle-même, merveilleuse et sensuelle, dont Manet est toujours amoureux malgré son irrémédiable déception face à la Révolution? Ou ce sentiment de vie intense est-il créé par l'incroyable liberté qui suivit la prise de pouvoir de Castro? Un peu de tout cela sans doute. C'est en tous cas avec grâce et fluidité, sa plume légère trempée dans l'humour, qu'Eduardo Manet raconte les enthousiasmes et les désillusions de ses «années Cuba», indissociables des événements politiques qui s'y jouèrent.

 

PETITE ET GRANDE HISTOIRE

La vie de l'auteur se mêle à celle de son île: il retrace l'histoire de Cuba depuis le début du XXe siècle et raconte sa jeunesse à Santiago puis à La Havane, jusqu'à son exil définitif en France en septembre 1968. Alternant la première et la troisième personne du singulier, il passe sans cesse du vécu individuel à une vision plus large de l'histoire.

Après le récit de son enfance dans une famille d'intellectuels d'origine espagnole où les idées circulent librement – son père, avocat et journaliste libéral, fut ministre de l'Education à Cuba dans les années vingt, et le salon familial de La Havane accueille en 1936 une foule d'émigrés basques et espagnols anti-franquistes –, l'auteur s'attarde sur ses années d'Université.

Il y côtoie Fidel Castro, brillant étudiant en droit, son frère Raul, directeur du journal universitaire dans lequel Manet écrit ses premières critiques, Alfredo Guevara, futur directeur général de l'ICAIC (Instituto Cubano de Arte y Industria Cinematográphicos), Tomás Guttiérrez Alea (réalisateur de Fraise et chocolat), le chef opérateur oscarisé Nestor Almendros...

 

UTOPIE EN MARCHE

Mais la situation politique est de plus en plus tendue. Appelé par sa vocation théâtrale et littéraire, Eduardo Manet s'envole pour la France. A Paris, il travaille dans la compagnie du mime Jacques Lecoq, se force à oublier l'espagnol et à écrire en français. Son mariage avec une Française et la naissance d'un fils sont à peine évoqués. C'est à Paris puis en Italie qu'il suit l'avancée des troupes de Castro dans la sierra, la chute de Batista et les premiers pas de la Révolution en 1959. Il ne résiste pas à l'envie de rentrer pour prendre part à l'utopie en marche.

Manet transmet à merveille l'exaltation et la liberté politique et artistique qui règnent alors à La Havane. Le Cuba du début des années soixante est mythique, insouciant, romantique. C'est un «paradis» qui rêve les yeux grands ouverts: terre rendue au peuple, discours du Lider Máximo suivis par une foule euphorique, fête et sensualité, culture et éducation pour tous... Tout est possible. Nommé directeur de l'Ensemble dramatique cubain, Manet travaille en même temps au département des scénarios de l'ICAIC, est réalisateur et dirige la revue Cine cubano. Il rencontre les écrivains Guillermo Cabrera Infante, Nicolás Guillén, Alejo Carpentier, des chorégraphes, des acteurs, des musiciens...

 

L'AMOUR ET LA CRITIQUE

Mais peu à peu, les signes inquiétants se multiplient. Les relations avec l'extérieur se durcissent. La bureaucratie et le dogmatisme gagnent du terrain, la censure et les arrestations d'homosexuels trahissent le nouveau visage du pouvoir. Jusqu'à la fameuse «conversion» de Castro au communisme en 1961, quand il se déclare «marxiste-léniniste jusqu'à la fin de [ses] jours».

La grande force de Mes années Cuba, témoignage de première main d'un proche de l'intelligentsia, tient dans l'attitude nuancée de l'auteur. S'il évoque avec une passion intacte les années magiques qui suivirent la Révolution, elle n'empêche ni la lucidité ni la critique. Eduardo Manet évite pourtant le piège de l'amertume dans lequel sont tombés nombre d'auteurs cubains exilés. Au fil de ses huit romans et d'une dizaine de pièces de théâtre, tous écrits en français, il a souvent évoqué son enfance et sa jeunesse cubaines. L'île imprègne son oeuvre, son coeur et le rythme de sa langue. Le «plus français des écrivains cubains» – à moins que ce ne soit l'inverse –, prouve ici encore son amour pour la «perle des Caraïbes». Mes années Cuba se révèle un livre généreux, à la fois déclaration d'amour et dénonciation sans appel de la dérive révolutionnaire.

 

Eduardo Manet, Mes années Cuba, éd. Grasset, 2004, 312 pp.

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