Laissez l'imagination courir à tous les étages!

LE MÉTIER D'ÉCRIVAIN - Coup de coeur pour «La Folle du logis», jubilatoire réflexion de l'Espagnole Rosa Montero sur l'écriture, l'imagination, les rêves et la folie.

 

Parler de littérature, c'est parler de la vie. La Folle du logis de Rosa Montero en est la plus belle preuve. Découverte il y a deux ans avec l'excellent Territoire des Barbares (éd. Métailié), son premier livre traduit en français, l'auteure espagnole livre ici une réflexion jubilatoire sur l'écriture. A des kilomètres de l'essai universitaire, brillant et très drôle, à la fois érudit et sensible, La Folle du logis se laisse dévorer avec un plaisir sans partage.

Rosa Montero voyage à travers les biographies et les oeuvres d'une foule d'auteurs – dont Robert Walser, Rudyard Kipling, Philip K. Dick, Tolstoï, Calvino ou Melville – et... d'elle-même, puisqu'elle livre des fragments d'une réjouissante vraie-fausse autobiographie. Elle analyse de façon séduisante la passion amoureuse, les peurs des écrivains, leurs blocages, le rôle de leur femme, leur génie et leur vanité, leur relation aux rêves...

De son projet initial d'écrire sur la littérature et le métier d'écrivain, l'auteure espagnole se laisse vite entraîner sur le terrain de l'imagination – cette «folle du logis» selon l'expression de Sainte Thérèse d'Avila. Et puisque «l'imagination est sans doute étroitement liée à ce que nous appelons la folie et toutes deux sont en relation avec toutes les formes de la créativité», Rosa Montero explore bientôt cet univers hors des limites de la raison et de la réalité que la folie partage avec l'écriture.

Car l'être humain est multiple, dissocié, schizophrène, nous dit-elle; il est plusieurs vies possibles et se raconte beaucoup d'histoires sur lui-même. La particularité de l'écrivain est d'aller au bout de ces possibilités en leur donnant vie dans ses romans. Et Rosa Montero de citer l'auteur Justo Navarro: «Ecrire, c'est se faire passer pour un autre.» C'est exploiter sa division intérieure pour faire exploser les étroites limites de son existence en une multitude de personnages. Ce n'est pas un hasard si Rosa Montero nous parle de sa soeur jumelle: «Ecrire des romans implique de se risquer à aller jusqu'au bout de l'immense trajet qui nous sort de nous-même», avant de retourner «à la prison de notre étroite individualité» et «d'essayer d'accepter l'idée de la mort»...

 

CES LUTINS QUI ÉCRIVENT

Imagination, mais aussi drogue, alcool et rêves offrent des portes de sortie de soi. Robert Louis Stevenson écoutait ses «brownies», lutins qui rêvaient les romans à sa place avant de les lui souffler à l'oreille, nous raconte Rosa Montero. C'est au sortir d'un rêve qu'il écrit, d'une traite, Docteur Jekyll et Mister Hyde (tiens, une histoire de doubles...). Rudyard Kipling entretenait le même genre de relation avec ses daimons. C'est toujours un autre qui écrit les romans et les dicte à l'auteur.

Mais certains poussent le jeu un peu trop loin. Si l'écriture est souvent un rempart contre la folie, elle peut aussi mener à une infranchissable solitude. «Etre fou, c'est vivre dans le vide des autres, dans un ordre que personne ne partage», écrit Rosa Montero. C'est quand le délire commence à faire partie de la réalité et que «la folle du logis, au lieu d'être locataire de notre cerveau, s'empare de la totalité de l'édifice et que l'écrivain s'y retrouve prisonnier». Arthur Rimbaud («Je est un autre», disait-il) a cessé d'écrire pour échapper à la folie; Robert Walser y a sombré.

 

JEU DE MASQUES

Rosa Montero déploie ainsi avec talent les facettes de sa réflexion, plongeant son lecteur enchanté dans une vivante matière romanesque. Elle rend ses lettres de noblesse à la littérature en tant que sublimation, transformation, jeu de masques qui en dit bien plus sur l'auteur que la banale «réalité». Sa vision s'esquisse par touches: par la juxtaposition de sa vie à celle d'autres auteurs, le mélange entre anecdotes et analyses, ses aventures et les tours hilarants que lui a joué son imagination. Le tout laisse ouvert des espaces, du jeu, un véritable «mouvement» duquel surgissent sens et émotion. Et quand l'auteure révèle dans son texte même la folle du logis à l'oeuvre, le lecteur, manipulé et ravi, en redemande avec un plaisir enfantin.

Rosa Montero, La Folle du logis, traduit de l'espagnol par Bertille Hausberg, éd. Métailié, 2004, 200 pp.

 

Ceux qui inventent le réel

Impossible, bien sûr, de lire les 661 nouveaux romans de cette rentrée littéraire. Dans la déferlante de livres que les maisons d'édition s'empressent de lancer sur le marché avant la course aux prix, les valeurs sûres de la littérature ne passent pas inaperçues. Quelques noms émergent dans tous les médias – Philip Roth, François Bon, Enrique Vilas-Mata ou Rick Moody, pour ne citer qu'eux. Mais les autres? Comment déceler la perle rare dans le flot des moins connus? Et sur quels critères les juger?

Toute une frange de la littérature française par exemple, qui marche très bien, ne prend plus la peine de transfigurer le réel par la grâce de l'imagination. Autofiction ou voyeurisme, elle proclame la défaite de l'invention – du roman? – et se rend à ce que Romain Gary appelait «l'ennemi»: le réel. Ses auteurs parlent d'eux-mêmes ou de leur environnement direct en y ajoutant certains ingrédients «provocateurs» – sexe, cynisme, dégoût de soi, du monde... Si le procédé est vendeur, il suscite un certain nombre de questions. Qu'est-ce que la littérature et pourquoi écrire? Qu'est-ce qui distingue un «écrivant» d'un écrivain?

C'est aussi parmi les sorties de cette rentrée qu'émergent des pistes bienvenues. Loin d'apporter des réponses, quelques auteurs ouvrent un questionnement fécond sur les liens de l'écrivain avec le réel et la fiction. Avec humour, émotion et intelligence, sur le mode intime, en parlant de soi et d'autres auteurs, ils remettent les points de l'imagination sur les i de la littérature, dans des ouvrages passionnants qui se dévorent comme des romans. Nous vous en présenterons quelques-uns au fil de ces prochaines semaines.

 

 

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