Insolente, l'Afrique éclate d'un rire libérateur

ESSAI Dans «L'Indocilité», Boniface Mongo-Mboussa rend hommage à ces écrivains qui se battent pour l'Afrique avec les armes de l'ironie.

 

Ils sont comme le Grec Démocrite, qu'on croit dément car il ne cesse de rire. «Je ris de la folie des hommes», explique-t-il. Le médecin Hippocrate diagnostique un «excès de science»: la folie de Démocrite s'avère sagesse. C'est de ces fous dont parle Boniface Mongo-Mboussa dans « L'Indocilité. Supplément au Désir d'Afrique »: ces insolents qui, armés de leur plume et d'un éclat de rire, mitraillent les travers de leurs sociétés corrompues. Depuis cinquante ans, de Mongo Beti à la nouvelle génération, leurs textes irrévérencieux ébranlent la légitimité du pouvoir – colonial, puis issu des indépendances. Par le grotesque, le carnavalesque et la satire, ils dénoncent les dictatures ubuesques, les élites malhonnêtes, les traditions obsolètes, les méfaits du colonialisme, l'oppression des femmes, les guerres ethniques ou les désillusions des révolutions. Luttant contre les injustices, ils jouent le même rôle que les auteurs français au temps des Lumières, nous dit Boniface Mongo-Mboussa, Congolais d'origine qui vit et enseigne à Paris.

L'auteur a conçu ce «supplément au désir d'Afrique» comme une réponse au commentaire d'Edouard Glissant à propos de son « Désir d'Afrique », publié en 2002 et considéré comme le livre-phare des littératures africaines. «On voit beaucoup l'Afrique dans les médias. Le sida, les massacres, les guerres tribales, les misères... Mais en fait, on ne voit pas l'Afrique. Elle est invisible», notait alors l'écrivain Martiniquais. Avec « L'Indocilité. Supplément au Désir d'Afrique », Mongo-Mboussa veut rendre à nouveau désirable ce continent invisible: il montre comment, «plutôt que de célébrer l'Afrique éternelle, plutôt que de verser dans une sempiternelle victimisation, la littérature africaine a revendiqué avec lucidité (...) la noblesse des vaincus».

Car l'irrévérence est un «formidable moyen de libération». Mongo-Mboussa donne alors la parole aux textes qui, d'un pied de nez salutaire, ont libéré la pensée du continent pour faire naître une Afrique féconde, vivante, en opposition totale à sa stérilité politique. Dénominateur commun des auteurs en question, l'humour leur confère une distance grâce à laquelle ils évitent les pièges de l'afrocentrisme, du nationalisme ou de l'auto-apitoiement, pour écrire une Afrique multiple.

 

L'impasse africaine

Et Boniface Mongo-Mboussa de citer le Camerounais Mongo Beti, par exemple, qui ouvre la voie à l'écriture ironique dès 1956 avec « Le Pauvre Christ de Bomba ». Beti y déconstruit les symboles, désacralisant un missionnaire montré dans toute son arrogance et sa cupidité, mais critiquant aussi le rôle joué par ses auxiliaires africains. Avec son brûlot « Le Devoir de violence » (Prix Renaudot 1968), le Malien Yambo Ouologuem inaugure l'esthétique du grotesque: la complicité de l'auteur et du lecteur, qui riaient ensemble du «méchant», vole en éclats pour céder la place à une peinture cynique du continent, où l'auteur n'épargne ni le tiers-mondisme, ni les traditions locales. Mongo-Mboussa relève aussi l'insolence jubilatoire avec laquelle Ahmadou Kourouma définit l'impasse africaine dans « Les Soleils des indépendances » (1968), récit du désenchantement d'un homme: d'un côté, une Afrique romantique nostalgique de sa grandeur précoloniale, de l'autre,

 

L'Afrique stérile portée par les nouveaux dirigeants.

L'heure est au renversement des valeurs, au meurtre symbolique des pères fondateurs, analyse Mongo-Mboussa. Sony Labou Tansi, le «Rabelais congolais», évoque la dictature par la lorgnette déformante du carnavalesque: exagération, excentricité, jurons obscènes, pastiches insolents, travestissements gargantuesques et autres célébrations du corps (« L'Etat honteux », « La Vie et demie »)... D'autres mettent au centre de leurs fictions des enfants soldats, pour dénoncer l'absurde réalité et le pouvoir marionnettisé – Abdourahman A. Waberi dans l'ironique « Transit » (2003), Emmanuel Dongala dans « Johnny chien méchant » (2002). Désireux de tourner le dos à l'Afrique inventée par les ethnologues et les traditionalistes, le Togolais Kossi Efoui célèbre à sa manière la mort des pères et des ancêtres littéraires - un parricide qui prend la forme d'une farce. Dans « La Fabrique des cérémonies », il évacue héros, pays, possibilité même d'un retour aux sources. Dans tous les cas, « L'Indocilité » parvient à donner envie de l'Afrique.

 

Boniface Mongo-Mboussa, L'Indocilité. Supplément au Désir d'Afrique, éd. Gallimard, coll. Continents Noirs, 2005, 134 pp.

Inédits de Sony Labou Tansi. Le Congolais Sony Labou Tansi disparaissait il y a dix ans. Un anniversaire que les éditions Revue Noire célèbrent en publiant un coffret de ses textes inédits (sortie en juin). L'Atelier Sony Labou Tansi rassemble trois volumes (sa correspondance de 1973 à 1983, trois recueils de poésie, et le roman Machin la Hernie), le tout complété par des fac-similés de manuscrits.

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