ANGLETERRE - Doris Lessing a l'art de frapper où on ne l'attend pas et de déranger avec élégance. La preuve avec un bref roman sur les amours interdites de deux femmes mûres.

 

Roz et Lil sont toujours séduisantes. Lorsqu'elles étendent leurs «jambes brunes et soyeuses» sur la terrasse du café surplombant la baie, accompagnées de deux jeunes hommes et de leurs fillettes, la beauté blonde des six fascine la jeune serveuse. L'ombre pourtant n'est pas loin, et les non-dits vont bientôt exploser au grand jour: à partir de cette scène d'ouverture où le drame couve derrière la lumière de l'été, Doris Lessing remonte le fil des années en un flash-back mené sans fausse note, pour raconter le désir de deux femmes d'âge mûr envers leurs fils réciproques. A 86 ans, l'auteure anglaise est toujours aussi libre et le prouve avec Les Grand-mères, bref roman qui la montre une fois de plus hors normes, légère et sans tabous à travers ses personnages de femmes indépendantes.

Depuis leur enfance, Roz et Lil sont aussi inséparables que des jumelles. Leur amitié semble se suffire à elle-même: pas étonnant que leur mariage batte de l'aile. Une fois seules, elles élèvent leurs deux fils et ne songent nullement à retrouver un compagnon. Les années s'écoulent paisiblement dans cette petite ville en bord de mer. Jusqu'à ce que les deux amies soient frappées par la beauté adolescente de leurs «jeunes dieux». Eux ne sont pas insensibles à leur charme...

 

Juste distance

Rien de choquant, dans ce jeu de désirs et de séduction entre générations –peut-être aussi parce que les sentiments s'en mêlent, et que la distribution des rôles n'est pas jouée d'avance. Victimes, dominants, dominés – les qualificatifs perdent ici toute pertinence, les statuts circulent et se renégocient sans cesse. Les hommes sont amoureux, les mères déchirées de contradictions –entre fraîcheur du désir et culpabilité, jouissance d'un bonheur forcément éphémère et soucis maternels pour l'avenir conjugal de leurs fils. Et Doris Lessing dépeint les relations du quatuor, teintées du scandale d'un inceste symbolique, avec une distance qui désamorce tout jugement moral.

L'anticonformiste rebelle des lettres anglaises, contestataire au mauvais caractère légendaire, surprend donc une fois de plus avec ces Grand-mères affranchies. Ni engagé ni politique, le roman se bat sur un autre registre –intime. Doris Lessing clame la liberté d'aimer et de jouir à tout âge sans se soucier des normes édictées par la société, tout en montrant l'impossibilité d'échapper à ces normes une fois qu'elles sont intériorisées –quoiqu'en pense Roz l'insoumise. Dans cette ambiance estivale de bord de mer, conventions, peur et culpabilité sonnent le compte à rebours du bonheur.

 

Doris Lessing, "Les Grand-mères", traduit de l’anglais par Isabelle D. Philippe, éd. Flammarion, 2005, 120 pp.

 

A rebrousse-poil

«J'ai appris à regarder parce que j'ai connu toutes sortes de sociétés, sans les accepter», déclarait Doris Lessing dans Le Monde du 10septembre 2001. La liberté de ton des Grand-mères, ce léger recul vis-à-vis de son sujet, portent sa signature: exilée volontaire dans son propre pays, elle tient à garder ses distances pour observer la société dans laquelle elle vit, ses semblables, elle-même. Et cette posture foncièrement indépendante lui permet de prendre à rebrousse-poil toutes les conformités.

Née en 1919 en Perse, alors colonie anglaise, d'une famille meurtrie par la Première Guerre mondiale, Lessing a passé son enfance et son adolescence dans une ferme en Rhodésie (ancienne colonie britannique et actuel Zimbabwe). Un pays «raciste et misérable» qu'elle déteste aussitôt. A 30ans, après deux mariages et deux divorces, elle prend sous son bras le dernier de ses trois enfants et débarque à Londres. Dans ses bagages, le manuscrit de The Grass is Singing (Vaincue par la brousse), son premier roman publié en 1950 et qui la rend aussitôt célèbre.

Au fil d'une quarantaine d'ouvrages d'inspiration autobiographique, Doris Lessing n'a eu de cesse de dénoncer les conflits de cultures, les injustices du racisme et du sexisme, les régimes d'apartheid qui sévissent en Afrique du Sud et en Rhodésie –elle sera interdite de séjour dans ces deux pays. Mais elle se méfie des idéologies: celle que l'opinion publique a promptement érigée en icône anti-apartheid, pacifiste, anticolonialiste, féministe ou communiste, s'est toujours attachée à briser les étiquettes et à déjouer les attentes. Bien souvent à coups de pied dans la fourmilière du bien-pensant...

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