SUISSE - Avec «L'Homme interdit», la Valaisanne Catherine Lovey visite le sentiment d'étrangeté à soi et au monde. Un premier roman drôle et brillant.

 

Il semble glisser à la surface de sa vie, protégé par son impeccable et inamovible costume trois pièces. Lorsqu'on lui annonce la disparition de sa femme alors qu'il se trouve en voyage d'affaires à Londres, le héros de L'Homme interdit prend encore le temps de signer un contrat important avant de sauter dans l'avion. C'est là, devant un horrible sandwich au cresson, qu'il réalise la nouvelle. De retour chez lui, il sera considéré comme suspect plutôt que comme victime par un inspecteur «sadique» et «fou à lier», selon ses termes. Il perd son travail dans la foulée, et se retrouve propulsé hors de tout ce qui faisait sa vie.

Journaliste née en 1967, spécialisée en criminologie, Catherine Lovey fait de l'absence le coeur d'un premier roman tendu de bout en bout. Mais c'est de l'absence à soi-même qu'il s'agit, même si elle se trouve ici révélée par l'absence de l'autre: l'homme est «interdit» face à ce qui se passe dans sa vie, et semble incapable de plonger dans ses émotions.

 

Indifférence

Ce sont pourtant ses confessions qui forment la chair du récit: tandis que l'enquête s'enlise, que l'absence s'éternise et lui dérobe le présent et l'avenir, le protagoniste raconte son quotidien chamboulé au fil de séances chez son psy. Désemparé face aux circonstances, il n'exprimera jamais ni tristesse ni manque de sa femme. De la colère, plutôt –contre l'inspecteur Smynn et contre le sentiment de se sentir inutile, submergé par des soucis d'ordre domestique. De ses trois jeunes enfants –«un poids»–, on ne saura jamais les prénoms. De sa femme Rachele on ne connaîtra que son nouvel ensemble vert, ses parents égoïstes et de supposées infidélités auxquelles il paraît indifférent. Il est souvent drôle, dans son décalage au monde, davantage touchant à mesure qu'il doute et se découvre vulnérable; mais son détachement le rend louche aux yeux d'un inspecteur Smynn indigné –lecteur incrédule et inquisiteur de la vie intime du «héros» et qui aimerait en savoir plus.

 

Lecteur, psy et policier

Peine perdue. Comme Smynn, le lecteur n'évolue dans L'Homme interdit qu'à travers cette parole, étrangère aux autres et à elle-même. C'est là le tour de force de l'auteure valaisanne: son récit est entièrement celui du narrateur, lancé dans un monologue face à un psychiatre muet et immobile – «Vous ne dites jamais rien, même quand le sujet est intéressant», se vexe-t-il.

Prisonnier de cette voix, enfermé dans un point de vue unique et amnésique, muet lui aussi, le lecteur se balade entre les lignes comme un cheval entre des oeillères, incapable de changer d'angle et laissant hors champ des pans entiers de réalité. A l'instar du policier et du psychiatre, il en est réduit à traquer les incohérences et les contradictions du récit, à analyser et décrypter les paroles dans l'espoir d'en faire surgir la vérité: où est Rachele? Le narrateur est-il coupable?

Catherine Lovey ménage ainsi jusqu'au bout le suspens d'un récit qui, au final, n'a rien de policier. Au fil des séances chez le psy, on ne sait si «l'homme interdit» finit par se découvrir, dans le miroir que lui tendent ses mots, ou par se réinventer.

 

Catherine Lovey, "L’Homme interdit", éd. Zoé, 2005, 167 pp.

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