PREMIER ROMAN - Natasha Radojcic-Kane raconte l'errance d'Halid, un soldat musulman incapable de réintégrer son village après le conflit en ex-Yougoslavie. D'une glaçante tristesse.

 

Ni joie, ni impatience, ni soulagement. Halid rebrousserait bien chemin tout de suite, mais il n'a nulle part où aller. Renvoyé de l'hôpital de Sarajevo surchargé, il se voit contraint de rentrer au village, «le dernier endroit au monde qu'il voulait revoir» après des années de combat. Son bras blessé lui fait encore mal, il transpire dans son pull crasseux en ce début d'octobre trop chaud, et ne se sent «pas prêt à affronter ce genre d'épreuve». «Il n'avait pas prévu de revenir. Il n'avait pas prévu de se retrouver ici, pas si tôt.» Le soldat musulman manque cruellement de courage – peur de revoir sa mère à laquelle il n'a plus donné de nouvelles, pas envie de raconter ses souvenirs de vieux combattant.

 

INCAPABLES DE VIVRE

C'est ce terrible et impossible «Retour» que raconte Natasha Radojcic-Kane au fil d'un premier roman qui suscite des sentiments mêlés d'inquiétude et de fascination. Née en 1966 à Belgrade d'une mère musulmane et d'un père chrétien orthodoxe, l'auteure vit à New York depuis l'âge de 18 ans et écrit en anglais. Dans un style froid, tendu et dépouillé, elle brosse ici le portrait livide des années d'après-guerre – quand le monde se désintéresse de la région, mais que la paix ne rime jamais avec sérénité ni même avec simple routine, pour des survivants dévastés et des soldats rescapés incapables de vivre.

Car si le village d'Halid a été épargné par les bombes, il est plongé dans le dénuement le plus total et ravagé par la haine. Chrétiens, musulmans et roms sont devenus d'irréductibles ennemis. En se concentrant sur les relations problématiques entre le combattant musulman de retour et les civils du village, Natasha Radojcic-Kane signe une fiction qui sonne terriblement juste sur les conséquences intimes du conflit. Et si Halid est revenu vivant de la guerre, il ne réchappera pas à son retour.

Pendant trois jours d'errance, le jeune homme évite de rentrer chez lui et ne sème que destruction involontaire. Dans son l'esprit, sens de l'honneur et culpabilité, honte et regrets, violence et douleur vont se mélanger à l'alcool omniprésent pour former un cocktail dévastateur. Il ne parvient pas à renouer les relations passées: la mère de son meilleur ami d'enfance Momir, un chrétien tué par une mine, le rejette; son ancien camarade Shukri le provoque avec une violence rentrée et ils finissent par se disputer; habité du désir de réparer les erreurs passées, Halid tente de récupérer son premier amour Mira, veuve de Momir, beauté à présent fanée aux tempes clairsemées par la famine qui vit un enfer chez sa belle-mère; il se saoule chez les roms, perd tout son argent aux cartes, fait des promesses qu'il n'arrive pas à tenir, dort dans les champs mouillés du lourd sommeil de l'alcool, déçoit Mira... Seules relations empreintes d'amour dans ce sombre tableau: la mère d'Halid et son ami Pap, vieux juif instruit rescapé de la barbarie hitlérienne qui plaide le dialogue et la modération. Mais le soldat fuit sa mère, et Pap a bien tenté de l'aider – en vain.

 

MIROIR INSUPPORTABLE

Revenu en héros de guerre blessé et les poches pleines de billets, Halid finira par déchaîner contre lui la vindicte du village – comme si la communauté devait effacer l'image que le soldat lui renvoie et qu'elle ne peut plus supporter. La description de ses journées de solitude croissante s'égrène avec un sentiment d'inéluctable, au rythme de sa dégringolade, compte à rebours d'un condamné à mort. Sobre et en apparence détachée, l'écriture de Natasha Radojcic-Kane suinte le malaise et la peur, reflétant admirablement l'angoisse du personnage principal. D'autant plus efficace que c'est par les yeux d'Halid que le lecteur voit arriver la mort en face.

 

Natasha Radojcic-Kane, Retour, traduit de l'anglais par Gabrielle Rollin, éd. L'Esprit des péninsules, 2005, 213 pp.

http://www.lecourrier.ch/livres_retour_de_natasha_radojcic_kane