«Lunar Park». Les tremblements d'Ellis

LITTÉRATURE - Fausse autobiographie teintée de fantastique, «Lunar Park» est un roman sur la filiation où Bret Easton Ellis se réconcilie avec son passé. Terrifiant, ironique et émouvant.

 

«En dépit de l'horreur que semblent revêtir les événements décrits ici, il y a une chose dont vous devez vous souvenir pendant que vous tenez ce livre entre vos mains: tout a réellement eu lieu, chaque mot est vrai», écrit le narrateur Bret Easton Ellis, homonyme du célèbre auteur américain dont le roman «Lunar Park» crée aujourd'hui le trouble. Au point que certains journalistes sont tombés dans le piège, croyant à l'existence de l'actrice Jayne Dennis, épouse du narrateur, et à celle de leur fils Robbie. Pourtant, si «Lunar Park» se pare des atours de l'autobiographie, mettant en scène un Bret Easton Ellis écrivain à succès et junkie repenti qui tente d'être un bon père dans une banlieue bourgeoise de New York, c'est pour permettre à Ellis (l'auteur) de parler de lui-même sans rien dévoiler, de rendre publiques ses obsessions intimes tout en restant caché derrière une vie fictive.

 

Possessions

La figure du double n'a rien de neuf en littérature, et Ellis emprunte à Philip Roth son personnage d'écrivain homonyme. Il y ajoute cependant une touche de fantastique à la Stephen King, qui autorise toutes les audaces et le libère du risque d'un règlement de comptes psychologisant. Mieux: mêler littérature d'introspection et littérature d'épouvante lui permet d'exorciser des démons du passé qui n'auraient sans doute pas surgi ainsi dans une autre forme d'écriture. Car il s'agit ici, pour Ellis, de faire la paix avec ses fantômes – celui de son père Robert surtout, avec lequel il était brouillé à sa mort, en 1992.

Le narrateur Bret Easton Ellis commence par raconter ses débuts d'écrivain et comment, de romans en défonces, il finit par sombrer tout à fait en même temps qu'il devient une star de la jeune littérature américaine. Installé depuis trois mois dans la luxueuse maison de l'actrice Jayne Dennis, qui l'a sorti de l'abîme in extremis en échange d'un mariage et d'une cure de désintoxication, il partage à présent son quotidien, celui de Robbie, leur fils de dix ans qu'il n'a pas reconnu, et de la petite Sarah, fille de Jayne. Il a 41 ans et veut saisir cette seconde chance: créer une famille, réussir à se rapprocher d'un garçon qu'il ne connaît pas et qui le repousse. Mais derrière les façades lisses de cette banlieue chic, l'auteur montre une Amérique post-11-Septembre terrorisée, qui drogue ses enfants aux anxiolytiques et où de jeunes garçons disparaissent mystérieusement. En douze petits jours, à partir du soir d'Halloween, ce rêve de vie tranquille va voler en éclats. Et «Lunar Park» d'embarquer le lecteur dans le crescendo de la terreur au fil de phrases sobres, haletantes, efficaces.

Le poète selon Ellis est forcément «possédé». Au fil du désastre, son personnage se dédouble et la voix de «l'écrivain», peu fiable, aimant le drame, lui souffle d'inquiétantes interprétations. «Même si j'avais projeté de m'inspirer de mon père pour Patrick Bateman, quelqu'un – quelque chose – d'autre avait pris les commandes», écrivait déjà le narrateur à propos d'«American Psycho». Il a beau être horrifié, le livre s'écrit tout seul, «pendant la nuit, lorsque l'esprit de ce dément me rendait visite». Mais à présent les objets s'en mêlent. Oiseau en peluche, moquette, meubles, murs ou chaîne Hi-Fi – ils grattent aux portes, déchiquettent coussins et animaux, changent de place, poussent, pèlent, se déclenchent tout seuls... Bret reçoit des e-mails vides de la banque où reposent les cendres de son père, toujours à 2h40 du matin; des personnages de ses livres envahissent la réalité, un étudiant nommé Clay se fait passer pour Patrick Bateman, une série de meurtres dans la région imitent ceux décrits dans «American Psycho»...

 

Sombre résolution

Sous ses allures de thriller fantastique, «Lunar Park» est un exorcisme où Ellis conjure son passé et terrasse ses phobies. La maison hantée se fait allégorie d'un auteur traumatisé par une enfance détraquée, par ses créatures romanesques, par un père instable, alcoolique et paranoïaque qui le terrifiait. Mais a-t-il été un bon fils? C'est alors qu'il essaie d'être un père que le fantôme du sien vient le visiter, en même temps que le doute. Le roman se révèle «vrai»: authentique, et même terriblement poignant. La chute de «Lunar Park» s'éloigne des codes du fantastique. Si elle court le risque de décevoir les attentes des lecteurs, elle se fait sombre parabole sur les relations filiales, l'amour et le pardon. Le livre est dédié à Robert Ellis et au sculpteur Michael Wade Kaplan, ami et amant d'Ellis décédé en 2004.

 

Bret Easton Ellis, «Lunar Park», traduit de l'anglais par Pierre Guglielmina, éd. Robert Laffont, 2005, 379 pp.

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