Par la grâce des nombres amis

JAPON Yoko Ogawa signe avec «La Formule préférée du professeur» une histoire d’amnésie et d’amitié traversée par la beauté des mathématiques.

 

Il porte, épinglées sur son costume, une foule de petites notes qui volettent lorsqu’il bouge, brillent au soleil, et surtout lui rappellent que sa mémoire ne dure que 80 minutes. «Encolure, manches, poches, ourlet, ceinture de pantalon, boutonnières, il y en avait d’attachées dans tous les endroits possibles et imaginables», explique la narratrice, qui vient de commencer son travail d’aide-ménagère chez le vieux professeur de mathématiques. Ce client réputé difficile, qui a déjà épuisé neuf de ses collègues, a perdu la mémoire à la suite d’un accident de voiture: bloqué dans les années 1970, il oublie ce qui s’est passé 81 minutes auparavant. De ce scénario douloureux, Yoko Ogawa tire un récit pétri de douceur. La Formule préférée du professeur est un roman sur l’oubli et la transmission, construit par un subtil alliage entre la vérité des mathématiques et celle des sentiments.

«Griffonnées sur des papiers protégeant son corps comme un cocon», ces notes sont de touchantes preuves des efforts du professeur pour vivre le quotidien – où le dessin maladroit d’un visage avec l’indication «la nouvelle aide-ménagère» jouxte «lames de rasoir de rechange à côté du miroir du cabinet de toilette» et le périmé «remercier Root pour son gâteau à la vapeur!» Root? C’est ainsi que le professeur a surnommé le fils de la narratrice, à cause de sa tête plate – en forme de racine carrée, «un signe vraiment généreux, qui accueille tous les nombre sans rechigner», s’émerveille le mathématicien. S’il oublie tout, il éprouve pour les enfants un respect absolu. Il prendra pour ce garçon de dix ans la place du père absent, partageant avec lui sa passion du base-ball, lui révélant la beauté des maths et transformant sa vie.

 

OBSESSIONS

Les familiers de l’œuvre de Yoko Ogawa reconnaîtront dans La Formule préférée du professeur son univers étrange, traversé d’obsessions récurrentes: narratrice féminine, récit à la première personne, rencontre avec un être différent qui confronte la protagoniste à elle-même, fascination pour le classement et l’analyse opposés au chaos – celui des pulsions, celui du quotidien où tout s’éparpille, celui de l’oubli et de l’absence. Au fil de textes courts et violents, chargés d’angoisse, l’auteure née en 1962 a ciselé une œuvre majeure. Mais elle semble ici apaisée. Rien de cruel, de morbide ou de bizarrement détraqué dans la relation qui lie ces trois êtres socialement si fragiles. Bien au contraire. La narratrice et Root sont touchés par cet homme qui ne se souviendra jamais d’eux – il est «déjà mort au fond de lui-même» –, mais réussit à leur transmettre ce qui lui est cher.

Les nombres sont pour le vieil homme «un manteau pour se protéger». Il y recourt contre la confusion ou l’effroi, et accueille chaque matin l’aide-ménagère – redevenue une inconnue – en lui demandant sa pointure, son numéro de téléphone, son code postal... auxquels il cherche un sens. Il découvre que la date d’anniversaire de la jeune femme et le chiffre inscrit sur sa propre montre sont des nombres amis, qui «s’étaient rencontrés après bien des déboires dans l’immensité de l’univers des nombres. Ils cultivaient une fraternité en se soutenant entièrement l’un l’autre», explique la narratrice éblouie. Pour qu’une démonstration mathématique soit belle, elle doit former «un équilibre harmonieux entre la souplesse et une solidité à toute épreuve», dit encore le professeur.

Les relations entre les nombres se font métaphore de leur amitié, tandis que les formules mathématiques tissent sous la réalité un filet mystérieux, une «dentelle» qui apaise et donne un sens aux choses. «La formule d’Euler brillait comme une étoile filante dans les ténèbres. C’était une ligne d’un poème gravé à l’intérieur d’une grotte obscure.»

 

TRANSPARENCE TROMPEUSE

Ordonner le monde par le biais des nombres, faire le ménage ou écrire un roman procède finalement de la même logique: juguler l’angoisse en mettant de l’ordre dans le chaos, trouver une explication à l’inexplicable. La narration se déroule ainsi dans une langue sobre et précise, avec une apparente simplicité – mais cette transparence est trompeuse. L’écriture d’Ogawa a parfois été qualifiée de «comportementaliste»: si le récit est à la première personne, la narratrice parle des autres plutôt que d’elle-même et se contente de décrire une action, un geste, un décor plutôt que de cerner ses émotions. Ce décalage étonnant crée tout un sous-texte de non-dits où l’on devine des failles douloureuses, qui restent informulées. Et là, les mathématiques offrent à l’auteure un nouveau langage pour traduire l’indicible.

 

Yoko Ogawa, La Formule préférée du professeur, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, éd. Actes Sud, 2005, 247 pp.

Tous les romans de Yoko Ogawa ont été publiés en français chez Actes Sud.

Publié en 2004 au Japon, La Formule préférée du professeur a reçu le prix littéraire du Yomiuri, le premier grand prix des Libraires, et le prix de la Société des mathématiques «pour avoir révélé au lecteur la beauté de cette discipline».

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