CÔTE D'IVOIRE - Histoire d'amour et de pouvoir, le premier roman du dramaturge franco-ivoirien Koffi Kwahulé emprunte au jazz sa polyphonie.

 

«Je me considère sincèrement comme un jazzman», déclare Koffi Kwahulé dans une interview donnée à Jazz Magazine. Le comédien et metteur en scène d'origine ivoirienne est l'auteur d'une vingtaine de pièces de théâtre récompensées de nombreux prix, traduites en plusieurs langues et créées en Europe, en Afrique et aux Etats-Unis. Toutes sont traversées par le jazz, comme aujourd'hui son premier roman, «Babyface». Cette étonnante histoire d'amour et de violence emprunte au jazz sa structure polyphonique, un jeu sur les assonances et un certain déséquilibre, ainsi que l'importance du son brut, de la matière même des mots.

Car la présence du jazz dans les textes de Kwahulé dépasse largement la simple thématique pour habiter son écriture de l'intérieur, par sa musicalité et en tant que manière de voir le monde. Né en 1956 en Côte d'Ivoire, Koffi Kwahulé a étudié à l'Institut national des arts d'Abidjan, avant de rejoindre à 23 ans l'école de théâtre de la Rue Blanche, à Paris, et d'obtenir un doctorat d'Études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle. Il vit aujourd'hui en France, et partage avec nombre d'auteurs africains le douloureux dilemme d'écrire dans la langue du colonisateur. «Pour ne pas subir cette langue, il faut que je la fasse résonner autrement», expliquait Koffi Kwahulé dans «Le Courrier» en mai 2003. D'où la nécessité d'avoir avec elle une relation autre – musicale. Le jazz est ainsi une «langue à soi», qui lui permet de transcender ce français imposé et de se l'approprier.

Dans «Babyface» au fil de solos qui s'articulent comme autant d'instruments, plusieurs «je» s'enroulent les uns aux autres, se répondent, se caressent ou se heurtent. Chaque chapitre débute par un refrain maladroit qui dit la difficulté de trouver les mots: «Raconter ça. Pas facile. Se souvient plus. Pas très bien. Ça qu'on a ressenti oui. Ça oui. Mais ça ça et ça et les détails non ça non...» Puis surgit la voix des «Fragments du Journal imaginé (notes et visions) de Jérôme-Alexandre Dutaillis de la Péronnière», qui raconte une guerre civile à Eburnéa, pays imaginaire emblématique des dictatures africaines où évoluent Président et son étrange bras droit, un jeune homme au visage d'ange surnommé Babyface... S'élève ensuite la parole de la sensuelle Mozati, dont le récit forme le coeur du roman.

 

Dialogues et dépendances

Naïve et spontanée, sauvage parfois, toujours instinctive, elle parle de sa relation avec son «Vieux Blanc», Jérôme-Alexandre Dutaillis de la Péronnière. Un riche entrepreneur, écrivain à ses heures, qui a réussi à apprivoiser cette jeune femme fermée à l'amour depuis qu'elle a été abusée enfant. En contrepoint s'articulent les déboires de Mo'Akissi, brillante amie de Mozati malheureuse en amour. Mais, surtout, Mozati parle de sa rencontre avec le timide Babyface, étudiant à Paris, qui devient «le sel et le sucre» de sa vie. Enfin, elle aime. «On dirait qu'il a remplacé l'air qui apaise mes poumons, le sang qui coule dans mes veines, la flamme qui allume mes yeux; on dirait qu'avant lui j'étais morte. Il est en moi.»

Le récit se tisse, les points de vue alternent et se juxtaposent – les incises du Journal de Jérôme précisant une description ou une émotion évoquées par Mozati, ses visions imaginaires jouant une ligne mélodique en écho aux péripéties de l'intrigue principale, sous-tendant sa «réalité» d'une touche tantôt onirique, tantôt politique. L'auteur rend ce dialogue entre différentes voix immédiatement visible pour le lecteur grâce à une mise en page originale.

 

Rien que des histoires

Sexe, amour, pouvoir et fiction sont intimement liés et décident des destinées humaines, semble dire Koffi Kwahulé dans ce roman brûlant, à la fois atemporel et ancré dans la réalité des guerres fratricides africaines. Il sonde ici l'amour dans sa dimension de révolte et de danger, d'insoumission absolue et de totale soumission, puisque le don de soi non accepté mènera Mozati à la folie. Et tandis que son histoire d'amour s'avère manipulation et abus de pouvoir, on découvre que la guerre absurde qui déchire l'ubuesque Eburnéa a été causée par le concept de «pureté de l'identité», une invention de dirigeants décrits par Kwahulé comme autant d'auteurs et metteurs en scène. Toute guerre naît d'une fiction, tout amour est une histoire que se raconte celui qui aime. Parole de conteur.

 

Koffi Kwahulé, «Babyface», éd. Gallimard, coll. Continents Noirs, 2006, 213 pp.

A lire notamment, les pièces de théâtre «Cette vieille magie noire» (Lansman éd., 1993), «La Dame du café d'en face» et «Jaz» (éd. Théâtrales, 1999), «P'tite souillure et Big Shoot» (éd. Théâtrales, 2000).

http://www.lecourrier.ch/livres_babyface_de_koffi_kwahule