ESPAGNE - «La Fille du Cannibale» de Rosa Montero brode sur les thèmes d'identité, de fiction et de mensonge à travers une intrigue palpitante, qui mêle thriller et récit initiatique.

 

«La plus grande révélation que j'ai eue dans ma vie a commencé par l'observation de la porte battante des toilettes publiques», attaque Lucia Romero, narratrice de «La Fille du Cannibale». La première phrase du dernier roman de Rosa Montero traduit en français fait naître une joyeuse impatience: on reconnaît là l'humour de l'auteure madrilène, qui mêle sens de l'absurde et autodérision à une pointe de cynisme. Son écriture légère, son indéniable talent de conteuse, l'authenticité avec laquelle elle explore les côtés sombres de l'âme, font mouche: amusé, touché, on se laisse emporter par le récit. Car ici encore, l'auteure du «Territoire des Barbares» et de «La Folle du logis» (éd. Métailié, 2002 et 2004) aborde des thèmes qui lui sont chers, à travers une intrigue passionnante – une aventure pleine de rebondissements que le lecteur découvre avec un plaisir enfantin.

Lucia Romero fixe donc la porte beige des WC pour homme de l'aéroport de Barajas, à Madrid, où son mari Ramón est entré il y a un moment déjà. Elle est particulièrement agacée et stressée: tous deux partent fêter le réveillon à Vienne, les passagers ont commencé à embarquer, que fait-il donc? Ramón ne ressortira jamais des toilettes. Il a été kidnappé par une obscure organisation terroriste qui réclame une rançon faramineuse, apprend bientôt la minuscule Lucia – les petites femmes hantent les livres de Rosa Montero. Et la vie de cette quadragénaire, auteure de livres pour enfant qui l'insupportent et dont l'héroïne s'appelle Belinda la cocotte, va basculer.

 

QUÊTE POLICIÈRE ET INTIME

Car Lucia va tenter de donner aux ravisseurs la somme qu'ils réclament, tout en se lançant dans sa propre enquête – policière au départ, mais qui l'entraîne bientôt sur des sentiers très intimes. Elle est aidée par Félix, son voisin octogénaire, ancien torero et anarchiste proche de Durruti, et par Adrian, jeune musicien terriblement attirant qui réveille ses désirs anesthésiés. L'improbable trio devient inséparable.

Rosa Montero juxtapose au récit de Lucia celui de Félix, qui narre son passé d'anarchiste – une plongée passionnante dans l'histoire récente de l'Espagne. Et tandis que leur enquête pénètre des réseaux de pouvoir occultes, Lucia détaille sans pitié son corps qui décline et l'horreur ressentie, lors de nuits insomniaques, face à la vieillesse qui pointe; dit détester les enfants pour lesquels elle écrit et qu'elle n'a jamais eu; pleure chaque soir quand elle enlève son dentier – elle a perdu ses dents dans un accident de voiture. Si elle commence par souffrir de l'absence de Ramón, c'est par habitude plus que par amour. «Au fil du temps, ses fesses et l'ennui qu'il distille avaient pris du poids», remarque-t-elle. Mais elle découvre bientôt des aspects totalement inattendus de son mari. Qui est-elle pour avoir été aveugle à ce point-là? Peut-être n'a-t-elle pas vraiment envie qu'il revienne; peut-être est-il temps de redonner un sens à sa vie... Peu à peu, grâce aux paroles du vieux Félix et au corps d'Adrian, elle va pouvoir formuler l'autre vide, plus fondamental, que cache la béance de sa bouche. Et faire la paix avec ses parents – avec son père Cannibale surtout.

 

IDENTITÉ CONFUSE

Rosa Montero mélange allégrement les genres narratifs – thriller aux ramifications politiques, roman historique, pensées philosophiques, fiction débridée. A côté de ses réflexions sur la vieillesse, la beauté, la fiction amoureuse et la construction du désir, l'amour et la perte, on retrouve certains des thèmes magnifiquement développés dans «La Folle du logis». Comme l'idée que «l'art romanesque n'est, tout compte fait, que l'art de se faire pardonner sa schizophrénie». «Puisque j'ai souvent menti tout au long de ces pages, qui vous prouve maintenant que je ne suis pas Rosa Montero?», interroge Lucia à la fin du roman. Avant de démentir: «Tout ce que je viens de raconter, je l'ai vécu vraiment, y compris, ou surtout, mes mensonges.» Comme la réalité, l'identité est une histoire: celle que chacun se raconte sur soi-même.

 

Rosa Montero, «La Fille du Cannibale», traduit de l'espagnol par André Gabastou, éd. Métailié, 2006, 407 pp. Prix Primavera 1997 en Espagne, prix du Cercle des critiques au Chili en 1999.

Née en 1951, Rosa Montero s'est tournée vers le journalisme après des études de lettres et de psychologie; elle est aujourd'hui chroniqueuse à El País. En 2005, l'Association de la Presse de Madrid lui a décerné le prix Rodríguez Santamaría pour l'ensemble de son parcours professionnel.

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