L'adieu aux îles
LITTERATURE ROMANDE Dans «Autour de ma mère», texte fragmentaire et poétique, Catherine Safonoff fait le deuil de sa mère âgée et celui d'un amour perdu. Avec grâce et profondeur.
Elle résume en une phrase, lapidaire, le lent cheminement de son livre et sa raison d'être: «Ces années-là, je tentai d'oublier mon dernier homme et de soutenir ma première femme qui entrait dans la mort.» C'est au fil d'un carnet de bord tenu entre mars 2003 et début 2006 que s'élaborent ces deux deuils: celui d'une mère âgée qui perd la tête, et celui de l'amour perdu, N., l'homme d'Au nord du Capitaine. Depuis son premier roman, La part d'Esmé (1977), Catherine Safonoff construit au compte-gouttes une oeuvre très autobiographique traversée de lignes de forces, de lieux et de personnages qui se font écho d'un ouvrage à l'autre. Autour de ma mère, son sixième roman, peut ainsi être lu comme l'aboutissement de l'idylle d'Au nord du Capitaine (2002), ou comme le pendant de Comme avant Galilée (1993), où la narratrice prenait congé de son père.
Mondes intérieurs
«J'écris sur l'unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu'un», note Catherine Safonoff. Tout tourne ici «autour de la mère», c'est-à-dire autour de la nécessité – et du difficile travail – d'aimer et de se faire aimer, de pardonner et de dire adieu. C'est que la narratrice a souffert de la froideur de Léonie, cette mère admirée aujourd'hui si fragile dont elle veut faire l'éloge; et elle espère encore regagner l'amour de N., qu'elle recherche entre Egine et la Crète.
«Pendant cinq ans, le monde avait été rempli de signes. Après une rupture, il faut tout réapprendre.» Il s'agira aussi de chercher un nouveau langage, par le biais de l'écriture, bien sûr, mais aussi dans un décalage d'avec sa propre langue – en apprenant le grec. «Parce que je me penche un peu vers la langue de N., je me penche un peu vers lui, nous ne nous rejoindrons pas mais je peux nous imaginer nous rapprochant à l'infini.» Malgré le sérieux de la démarche, rien de pesant dans ces notes. Au contraire, Catherine Safonoff a une manière toute simple d'être profonde. D'une part, le regard qu'elle pose sur elle-même et le monde est souvent malicieux et elle possède, comme une enfant, le don de l'émerveillement.
De l'autre, elle n'aborde jamais frontalement des émotions trop intimes, mais les exprime en s'attachant aux détails du réel, aux objets, aux arbres et aux animaux, aux frémissements du vent. Elle est tout entière dans sa manière regarder le monde, de ressentir les autres, de décrire la nature, la pureté de l'hiver ou les champs sous la canicule. Promenades au bord de l'Arve, traversées de la ville à vélo, jardin de sa maison de Conches où Léonie vient le dimanche, moments privilégiés avec ses filles et son petit-fils Rémy, disparition du chat, sont autant de balises de son émotion. Genève, où l'auteure est née en 1939, n'apparaît ainsi jamais comme un simple décor: rues, champs, situations sont surtout les d'indices d'un univers intérieur.
Fragmentaire, l'écriture de Catherine Safonoff traduit l'intensité du moment et permet un travail sur la forme, précise. Presque chaque paragraphe est un récit en soi, sorte de chapitre minuscule. La narratrice raconte écrire dix pages et n'en garder que deux lignes. «Ecrire et détruire, détruire et réécrire: il n'y avait pas d'autre remède à ma rupture d'avec N.» On pense aussi à cette taupe qu'elle évoque brièvement – «J'ai suivi dans ses galeries souterraines le petit mammifère fouisseur et aveugle...» Car l'écrivaine avance note par note, mot à mot dans la nuit de son deuil, prêtant à l'écriture des pouvoirs quasi magiques – où les mots sont un sillon creusé en direction d'une réponse, d'une révélation lumineuse: «Je continue de croire qu'au bout de ces notes m'attend une phrase inouïe.»
Infinis petits bonheurs
C'est seulement quand elle se rend en Grèce sur les traces de N. que le texte se fait récit continu. Serait-ce parce que l'amour a le pouvoir de lier le monde et de lui donner sens, de tirer une histoire de ces moments disparates? La forme fragmentée du roman résonne alors comme le signe d'une solitude, d'une vie faite d'instants éphémères entre lesquels pointe l'absence. Catherine Safonoff semble ainsi déchirée entre le désir de dire et la tentation de taire, de laisser le vide s'installer. Mais survient une formidable prise de conscience: «Plus le temps passait, plus ma vie me semblait remplie d'infinis petits bonheurs perdus – perdus mais, et ceci était fantastique, ils continuaient étrangement à s'amasser, ainsi leur perte était aussi un gain.»
La révélation ne viendra pas. La fin du livre est forcément arbitraire, puisque la vie continue. Mais la narratrice a parcouru tout un chemin de mots, qui l'a transformée. Et, après sa dernière rencontre avec N., apaisée, elle reçoit un cadeau auquel elle ne s'attendait pas: une folle allégresse dans la nuit grecque. «Une lampe se balançait sur la placette, le vent bruissait dans le feuillage d'un grand mûrier, j'ai levé les bras vers le mûrier, quelque chose a filé dans le ciel noir, quelques secondes de pur bonheur.»
Catherine Safonoff, Autour de ma mère, éd. Zoé, 2007, 265 pp.
Le comédien Claude Thibert en lira des extraits samedi 24 février 2007 de 12h à 13h à la Librairie Le Parnasse, 6 rue de la Terrassière, Genève.
Le 29 mai prochain, Catherine Safonoff recevra le Prix quadriennal de la Ville de Genève pour l’ensemble de son œuvre, lors d’une cérémonie au Grand Théâtre.
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