Le salaire du sang

CHINE Yan Lianke signe un roman bouleversant, censuré dans son pays, sur le scandale du sang contaminé dans sa province natale du Henan.

 

Paysans au verbe haut, ronde des saisons sur les champs à perte de vue, villages perdus dans l'immense plaine... on dirait le tableau bucolique d'un autre siècle. Seulement, «sous les rayons du soleil couchant, la plaine du Henan était rouge, rouge comme le sang». L'image qui ouvre Le Rêve du village des Ding rythme le récit comme un refrain pour dire le drame qui a frappé la province la plus déshéritée de Chine dans les années 1990: le sida y a décimé des centaines de milliers de paysans, dans l'indifférence générale. Encouragés par le gouvernement, les habitants des villages pauvres ont vendu leur sang dans l'espoir d'une vie meilleure. Frigos, machines à laver et téléviseurs ont envahi les maisons flambant neuves. Mais bientôt, frappés par une «fièvre» sans nom, les paysans ont commencé à mourir «comme tombent les feuilles mortes emportées par le vent, comme s'éteignent les lanternes», écrit Yan Lianke.

Narrateur déjà mort

De cette réalité tragique, l'auteur né en 1958 a tiré un roman poignant, traversé de rêves et de prémonitions. Depuis les débuts de l'épidémie en 1996, il s'est rendu plusieurs fois dans sa province natale. Il y a vu les vendeurs de cercueils dépassés par la demande, les champs à l'abandon, les maisons et les rues hantées de mourants, l'incompétence des autorités. La mort d'un enfant le décide à écrire sur le drame; le narrateur du Rêve du village des Ding sera un jeune garçon mort, empoisonné par les villageois qui veulent se venger de son père. Celui-ci a bâti sa fortune sur la collecte du sang. Sans scrupules, il continuera à s'enrichir en vendant aux villages les cercueils donnés gratuitement par le gouvernement et en organisant des «mariages dans l'au-delà» pour les morts restés célibataires.

Tandis que le grand-père Ding, vieillard respecté aux songes prophétiques, regroupe les malades dans l'école dont il est responsable, les sentiments exacerbés génèrent leur lot d'incidents et d'émotions violentes dans la petite communauté des condamnés. Et l'auteur de mettre scène les conséquences de la maladie à travers une galerie de personnages colorés. Ravages sur les familles et les couples, effacement des rites qui fondent une culture – deuils, mariages –, appétits de pouvoir, rivalités, vols et chantages, mais aussi générosité, amitié, amour à mort. Ainsi de la passion adultère qui lie «l'oncle» à une jeune séropositive et fait voler en éclats les tabous et les interdits de la société rurale traditionnelle. Car le contraste est frappant entre les villages qui vivent au rythme des saisons et d'us ancestraux, et Shanghai, ville ultramoderne aux mille gratte-ciel de verre. Dans une Chine en pleine mutation, courir aveuglément après la richesse peut être dangereux, suggère aussi Le Rêve du village des Ding.

Péripéties, rêves et descriptions s'enchaînent avec fluidité, au tempo d'une écriture rapide qui se rapproche parfois du conte par sa simplicité et un sens aigu du symbole. Sans céder au pathos, Yan Lianke semble respecter une distance subtile par rapport au récit, qui lui permet de pénétrer avec pudeur dans l'intimité d'un monde à l'agonie. C'est que le narrateur, à la fois familier et spectateur de ce monde, semble toujours légèrement au-dessus de l'action: lui-même décédé, il dédramatise la mort et son recul autorise l'humour.

Libre et iconoclaste

On finit par s'habituer à la perte. Les défunts «ne comptaient pas plus désormais que des chiens, des chats ou des fourmis écrasées sous les pieds. On n'entendait plus de pleurs, on ne voyait plus de banderoles funéraires sur les portes. Quand quelqu'un mourait, on l'enterrait aussitôt.» Le village déshumanisé se vide, le silence s'étend. Mais quand il met le point final à son roman, Yan Lianke est submergé de «larmes de désespoir». L'écrire «a usé [sa] vie», «diminué [son] espérance de vie», raconte-t-il dans la postface. «Au moment de remettre mon manuscrit entre les mains de l'éditeur, j'ai l'impression de ne pas lui donner seulement un roman mais aussi un ballot de souffrance et de désespoir.» Dans ses lignes, dit-il, il a mis tout son amour de l'existence et celui, «irraisonné», qu'il porte à «l'art du roman» tel qu'il le conçoit. C'est-à-dire libre, courageux, profondément iconoclaste. Le Rêve du village des Ding a d'ailleurs été censuré par les autorités chinoises. Son éditeur n'a pas été autorisé à en faire un retirage, et son auteur est interdit de parole.

Yan Lianke, Le Rêve du village des Ding, trad. par Claude Payen, Ed. Picquier, 2007.

http://www.lecourrier.ch/le_salaire_du_sang