Proses funambules

RÉCITS Zsuzsanna Gahse signe un petit ouvrage d’une grande beauté poétique, qui s’interroge en douceur sur le regard, la perception, le langage.

 

Le livre est bilingue, allemand-français. Rien de plus pertinent en l'occurrence: «Presque tout est traduction», écrit Zsuzsanna Gahse, avant de continuer: «Hélas, l'idéal, ce serait l'original.» Seulement cet original n'existe pas: dans les trois «textes instables» – comme le formule Beat Mazenauer, auteur de la préface – qui composent Logbuch/Livre de bord, l'auteure s'interroge sur l'incapacité du langage à être autre chose qu'une traduction. Soit une trahison, tragique mais «intéressante». Car cette instabilité est féconde et le nomadisme de l'auteure, qui vit «tout au quotidien mais jamais pour toujours», semble le refléter: prosatrice, essayiste, dramaturge et traductrice née à Budapest en 1946, Zsuzsanna Gahse a fui avec sa famille à Vienne, puis a vécu à Kassel, Stuttgart et dans différentes villes allemandes et suisses, avant de s'installer en Thurgovie.

Dans Logbuch/Livre de bord, donc, elle tente de capter dans toutes ses nuances la fragilité de l'être et de la perception: l'existence même d'un «je» ne peut s'exprimer qu'au travers de mots désespérément «vagues»; insuffisant dans toutes les langues, le vocabulaire travestit le monde et le regard; il est impossible de dire de façon satisfaisante la lumière, la montagne, soi, l'autre.

Entre réflexions et contemplation, ces thèmes se font écho dans «Lumière - livre de bord» et «Petite topographie instable», avant d'être développés de manière plus narrative dans le dernier texte, «Pierre», où l'auteure fait entrer en résonance langage, temps et espace. Avec une intuition vertigineuse et dans d'étonnantes correspondances, la géographie escarpée de Lausanne devient l'expression de différents degrés temporels et émotionnels.

 

SENSIBLE ET INCERTAINE

«Ces prises de vues sont exclusives. Les droits m'appartiennent», note l'auteure, revendiquant sa subjectivité. Pourtant, elle essaie de la partager. Et même si la réalité s'en fiche – «Faire sortir davantage la face sud du Rigi à force d'amour, ça, ce serait un événement», écrit-elle –, le lecteur est touché. C'est que Zsuzsanna Gahse cherche une sorte de vérité: sensible et incertaine, honnête et exigeante, la démarche fait la beauté de ces trois proses. Son écriture du doute, entrecoupée de silences, compose au final une oeuvre poétique magnifique.

 

Zsuzsanna Gahse, Logbuch/Livre de bord, traduit de l’allemand par Patricia Zurcher, Ed. d’en bas, 2007, 101 pp.

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