Les fictions dangereuses

«STORYTELLING» Aux USA et en Europe, le monde politique et économique se sert de l'art de raconter des histoires pour formater les esprits. Christian Salmon décrypte cette nouvelle propagande. Hallucinant.

 

C'est une vaste entreprise de manipulation du réel, un véritable hold-up de l'imagination que Christian Salmon met à jour dans Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. L'écrivain français retrace la généalogie d'une nouvelle doctrine de propagande, née aux Etats-Unis dans les années 1990, entièrement basée sur «l'art de raconter des histoires». De créateur de lien social et de culture, le récit a été investi par les logiques de la communication et du capitalisme triomphant. Et les pouvoirs politique et économique s'en servent pour façonner une réalité conforme à leurs objectifs.

Pour éclairer ce phénomène, Christian Salmon ne mène pas d'enquête sur le terrain ni ne dispose de sources de première main, mais il analyse les discours de politiciens et de chefs d'entreprise, les articles et éditoriaux parus dans la presse d'outre-atlantique, les ouvrages et les propos des experts du storytelling, mises en regard avec celles de sociologues, politologues et linguistes. Résultat: une brillante lecture qui éclaire une stratégie proprement inquiétante.

 

«Capitalisme émotionnel»

Avant d'être importées en politique, les techniques du storytelling management ont été élaborées dans l'univers du business, explique Salmon. Au cours des années 1990, la publicité et le «marketing des marques» sont en crise, et les entreprises se mettent à vendre leurs produits par le biais d'histoires, afin d'en améliorer l'image. D'autre part, avec le développement des nouvelles technologies de communication, l'économie s'éloigne du modèle de production fordiste et s'organise en réseau. Souplesse, flexibilité et gestion de projets ont remplacé stabilité, statut, carrière. L'entreprise se met à produire des «fictions utiles» pour assurer «aussi bien une police des conduites qu'une pédagogie du changement». Pour Danone, Nike, Wall Street ou Renault, il ne s'agit plus de simplement communiquer mais de susciter l'adhésion à un ensemble de croyances, afin de motiver les employés, accompagner les restructurations, orienter les flux d'émotions, bref, «créer un mythe collectif contraignant». Dans ce nouveau «capitalisme émotionnel», les fictions ont remplacé les faits, les chiffres et les présentations Powerpoint, note Salmon. Qui interprète la spectaculaire faillite d'Enron comme la conséquence d'une totale déconnexion de son système comptable avec la réalité.

 

Histoires versus litanies

Empruntant aux stratégies marketing, le storytelling devient une arme aux mains des «gourous» – grassement payés – de la communication politique. Quelques exemples. C'est le 11 septembre 2002, un an après les attentats, que George W. Bush prononce son discours destiné à préparer l'opinion publique américaine à la guerre contre l'Irak. «D'un point de vue marketing, on ne lance pas de nouveaux produits en août», justifie son directeur de cabinet. Trois semaines après le 11-Septembre, Charlotte Beers, directrice de l'agence de publicité Ogilvy, est nommée sous-secrétaire d'Etat à la «diplomatie publique»: sa tâche est de vendre l'image et les valeurs des Etats-Unis à l'étranger comme on vendrait une marque. Détail piquant: en France – où le storytelling management s'est illustré lors d'une campagne présidentielle qui a opposé deux «sagas» personnelles et occulté le débat de fond –, la conseillère de campagne de Ségolène Royal était la directrice de la filiale française d'Ogilvy.

«Nous pourrions élire n'importe quel acteur d'Hollywood à condition qu'il ait une histoire à raconter», déclarait un conseiller de Bill Clinton en 2004. Les experts en communication mettent donc en scène l'actualité de la Maison Blanche et fournissent à la presse une «ligne du jour», qui permet de détourner l'opinion des questions de société tout en élaborant une fable édifiante. Quelques jours après la défaite de son camp à la présidentielle de 2004, le conseiller démocrate James Carville résumait parfaitement la recette des vainqueurs: «Les républicains disent: 'Nous allons vous protéger des terroristes à Téhéran et des homosexuels à Hollywood.' Nous disons: 'Nous sommes pour l'air pur, de meilleures écoles, davantage de soins de santé.' Ils racontent une histoire, nous récitons une litanie.» Présentés comme une intrigue facile à comprendre, les enjeux politiques mobilisent «des émotions comme la peur, la solitude, le besoin de protection», note Salmon. Les citoyens sont plongés dans un univers narratif (la croisade contre l'Axe du mal, etc.) et invités à choisir des héros contre des méchants. Les histoires sont beaucoup plus excitantes que les faits et n'ont pas besoin d'être vraies. Fox News l'a compris, tout comme la Maison Blanche qui n'hésite pas à infiltrer de faux journalistes dans les rédactions pour propager de fausses nouvelles... Christian Salmon montre également les liens entre le Pentagone et Hollywood, qui met sa technologie à disposition de l'armée – les militaires s'entraînent sur des jeux vidéos scénarisés grandeur nature –, tandis que les apparitions de George W. Bush sont réalisées par un ex-producteur de télévision.

Inutile d'opposer un programme politique basé sur la réalité des faits et des chiffres pour contrer ce marketing de «mise en fiction»: la lutte se situe sur un plan symbolique, irrationnel. Pour le lecteur suisse, l'analyse de Salmon éclaire indirectement les raisons de la victoire de l'UDC aux dernières élections fédérales.

 

Nouvelle ère «post-politique»

Storytelling se lit aussi comme une mise en garde. Le lyrisme d'Henri Guaino, conseiller et plume de Nicolas Sarkozy, a créé une véritable mythologie de la «France d'après» et du candidat. Salmon décrit comment Sarkozy et Royal se sont adressés aux citoyens comme à des spectateurs, substituant au débat public «la captation des émotions et des désirs», contribuant à «délégitimer la politique». L'essor du storytelling dessine ainsi un nouveau champ de luttes démocratiques, dans lequel les citoyens sont appelés à reconquérir leurs moyens d'expression et de narration. La résistance a commencé. Les interventions libres sur Internet, certains discours artistiques, ce livre, en font partie.

 

Christian Salmon, Storytelling, Ed. La Découverte, 2007, 213 pp.

 

Ecrivain et membre du Centre de recherches sur les arts et le langage du CNRS, Christian Salmon a fondé et animé le Parlement international des écrivains de 1993 à 2003. Il a notamment publié Devenir minoritaire. Pour une politique de la littérature, entretiens avec Joseph Hanimann (Denoël 2003) et Verbicide (Actes Sud 2007).

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