Poème animal

FRANCE Sylvie Germain signe une superbe fable philosophique qui interroge les liens entre l’homme et l’animal, la nature et la culture, la violence et le langage.

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«Leur haleine est chaude, odorante, elle imprègne de moiteur le silence que sans cesse ils ressassent. Leur silence est écoute et manducation de la vie en eux, autour d’eux. Ils sont en placide accord avec la terre, ils font corps avec elle. La terre, la vie, leur chair, le sang qui circule en eux, la faim autant que la satiété, la course autant que les haltes de délassement, c’est tout un.» Eux, ce sont un porcelet et une daine, consciences sans langage dans lesquelles Sylvie Germain se glisse avec sensibilité. Pas une once d’ennui, aucun temps mort alors qu’on suit avec elle le quotidien de ce petit cochon qui occupe toute la première partie d’A la table des hommes. D’une écriture précise et sensuelle, l’auteure française se coule dans cette appréhension première du monde avec une finesse sidérante où chaque scène sonne juste, chaque perception fait poème.

Entre conte philosophique et réflexion sur la violence et le langage, son dernier roman questionne superbement ce qui fait l’humain, et ses limites avec le monde animal auquel il appartient. En arrière-plan fait rage une guerre fratricide – le lieu n’est jamais nommé mais on imagine les Balkans. Les animaux, eux, ignorent les frontières et mènent une vie parallèle à l’univers prédateur des hommes, une existence ancrée dans le présent, définie par un «brut et vigoureux désir de vivre, qui oscille entre âpreté, effroi et volupté». Le porcelet a perdu sa mère lors du bombardement du village, survit d’abord en tétant une jeune fermière à l’agonie, découvre ensuite le vaste monde alentour, cette forêt dense traversée d’odeurs où il rencontrera la daine – éphémère alliance de deux bêtes qui se rassurent, se réchauffent. C’est fasciné qu’on le suit dans sa capture par des chasseurs, sa fuite, sa découverte d’un village désert et dévasté où il trouvera pitance, abri, et la compagnie d’une corneille. Jusqu’au jour où, dans une scène fantastique où s’allient obscurément éros et thanatos, il se métamorphose. Et c’est un garçon de 13 ans que découvrent près du lavoir les femmes revenues au village.

 

LES MOTS COMME «SIXIEME SENS»

La fable animale laisse alors place à un roman initiatique dans la tradition des récits d’enfants sauvages du XIXe siècle. Mais du point de vue, ici, du gamin sans langage dont la candeur du regard permet à l’auteure un discours sur la société des hommes. Le village, figé dans l’attente de retrouver ceux que la fin de la guerre ne lui a pas rendus, le nomme bientôt Babel en écho à son charabia. Il doit tout apprendre: les codes et les conduites humaines, les mots. Curieux, il s’adapte sans renoncer pour autant à sa forêt, suivi par sa fidèle corneille. C’est une expérience de la violence qui éveillera en lui le désir du langage, pour maîtriser ce «sixième sens qui ramasse et condense les cinq autres», cette arme qui l’aidera à comprendre ce qui se trame autour de lui, mais aussi en lui où «la part d’inconnu ne cesse de s’amplifier».

C’est ainsi que, peu à peu, il devient humain. Envoyé loin du village – en France? –, il est recueilli par Clovis et Rufus, deux frères que tout oppose et chez qui Babel deviendra Abel. Sylvie Germain développe de concert ses métamorphoses et sa progression dans le langage, qui est aussi et avant tout relation: c’est par son amitié avec Rufus qu’il découvre véritablement l’univers des mots. Il rencontrera aussi l’amour, l’art et le débat d’idées, son monde s’ouvrant toujours davantage – mais pas forcément pour le meilleur.

Explorant les frontières entre l’homme et l’animal, la nature et la culture, ainsi que les liens entre discours, art et politique, Sylvie Germain questionne aussi la responsabilité des artistes face à la violence. Ancien révolutionnaire, le personnage de Yelnat admiré par Babel était clown, et Clovis son frère d’armes tient à présent un blog qui accueille sa révolte en textes et dessins contre la sauvagerie du monde. Celle-ci le rattrapera pourtant. Ainsi, l’auteure tisse progressivement le mythe à une réalité qui déboule dans toute sa crudité, renvoyant à l’obscurantisme religieux actuel ou à la manière dont les humains maltraitent les animaux.

Alors, vaut-il vraiment la peine d’aller plus loin dans le langage des hommes? Ce qui compte n’est-il pas d’avoir été aimé par quelques-uns et d’avoir aimé en retour? A la table des hommes s’interroge sur ce qui constitue l’humain et sur le rôle de la parole, qui permet l’art et l’amour comme elle nourrit la haine. Trait d’union entre deux mondes, regard neuf qui autorise la distance critique, ­Babel-Abel conserve sa part d’ombre: il n’aura pas accès au mystère de sa naissance, à ce temps hors langage – qui ne l’intéresse d’ailleurs pas. Pourtant, loin d’en être coupé, il y reste attaché d’obscure manière. Ne serait-ce pas là sa part la plus précieuse? 

Sylvie Germain, A la table des hommes, Ed. Albin Michel, 2016, 262 pp.

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