Beaucoup de bruit pour rien

Ingrédients: inceste entre la narratrice et sa mère, meurtres, attirance pour les cadavres et les vieilles femmes, mutilations sexuelles, touche-pipi entre fillettes, dégoût des hommes, étals de boucherie, cunnilingus lesbiens, pasteur pervers, morgue, lavements. Prenez une grosse louche de tous ces éléments, versez sans mesure, ajoutez une pincée de psychologie de bazar, touillez: Sale fille est servi par la journaliste lausannoise Anne-Sylvie Sprenger. Avalé en moins d'une heure, on en oubliera vite la saveur.


Sale fille est présenté par son éditeur français comme «plus subversif encore que Vorace», son premier roman paru en 2007. Mais quels tabous sont ici réellement brisés? Qu'y a-t-il que la littérature n'ait encore transgressé, depuis Sade ou Bataille? Exploiter un fonds de commerce supposé «glauque» ne suffit pas à faire une oeuvre subversive, la simple provocation n'a jamais été synonyme de littérature. Encore faut-il que le texte témoigne d'une vision qui ne se réduise pas à l'histoire racontée et, surtout, qu'il soit porté par une écriture qui se frotte à la langue, lutte contre ses automatismes, dépasse les clichés pour faire entendre la singularité d'une voix et d'un univers. Le style participe du sens, la forme crée aussi le fond: la langue de Sprenger est terriblement plate et peu poétique.
Si nous jugeons ce roman mauvais, pourquoi lui consacrer un article et s'acharcher sur une jeune auteure romande? C'est que nous avions envie de remettre les points sur les i: depuis la sortie de Vorace, Anne-Sylvie Sprenger bénéficie d'une couverture médiatique complaisante dans les journaux pour lesquels elle travaille – Le Matin dimanche, L'Hebdo et 24 Heures. Publié chez Fayard avec le soutien de Jacques Chessex, Vorace a suscité des critiques exagérément élogieuses et a reçu la Bourse Anton Jaeger, qui encourage un auteur «en devenir». Jacques Chessex en présidait le jury. L'histoire se répète pour Sale fille, en exergue duquel figure une citation du même Chessex. Mardi dernier, 24 Heures consacrait la tête de sa page Livres aux dernières publications de Chessex, Pardon mère et Revanche des jours; au-dessous, une critique de Sale fille. Il fallait lire entre les lignes pour deviner que son auteur, Jean-Louis Kuffer, n'était pas vraiment convaincu («Il y a presque de quoi rire, à la lecture de Sale fille, tant l'abomination y prolifère et jusqu'à saturation, aux lisières de l'humour noir et de la pornographie panique sonnant le retour du refoulé puritain», écrit-il). Il lui réserve pourtant une large place, ainsi que sur son blog. Même topo dans L'Hebdo de jeudi, où Isabelle Falconnier fait l'éloge de cet «épatant nouveau livre» et relève que la jeune femme «entend faire des livres qui marquent plus que des livres qui marchent».

Reste que l'étiquette d'auteure «sulfureuse» constitue surtout un bon argument marketing: la semaine dernière, Le Matin interviewait Anne-Sylvie Sprenger sur son attirance pour Nicolas Sarkozy, confessée dans Migros Magazine...

 


Anne-Sylvie Sprenger, Sale fille, Ed. Fayard,. 2008, 117 pp.

Ironie du calendrier: le 3 février, au lendemain de la parution de cet article, Le Matin dimanche consacrait une page entière à une interview d'Anne-Sylvie Sprenger à l'occasion de la sortie de Sale fille, sans mentionner que l'auteure est aussi collaboratrice du journal. Il est vrai que cela n'était pas forcément nécessaire: Anne-Sylvie Sprenger signait un long article sur le dernier livre de Jacques Chessex quelques pages plus tôt.