Concerto en mode majeur

ROMAN - Délicieusement fantasque, «Le Conservatoire d'amour» de Rose-Marie Pagnard emprunte au conte pour dire l'amour de l'art, cet état d'esprit qui intensifie le réel.

 

Fugue, accords et dissonances, motifs répétitifs, atmosphère onirique un rien abstraite où même les éléments naturels – brouillard, tempête – jouent leur partition: la musique forme le coeur, l'âme et la structure du Conservatoire d'amour de Rose-Marie Pagnard. Dans cette «enquête-opéra» qui prend des allures de conte, l'auteure romande met en résonance amour, mort et musique avec une imagination décomplexée, sans craindre les grands sentiments, l'invraisemblance ou le merveilleux: ses personnages insolites, leurs relations atypiques et des dialogues parfois délirants donnent vie à un univers emprunt d'une inquiétante étrangeté.

Logique du rêve

Tout commence donc par une fugue: celle de Gretel et de sa soeur Gretchen, aux prénoms droit sortis de l'univers des frères Grimm. Flûtistes, elles rêvent d'étudier au Conservatoire de la ville voisine, que fréquente déjà leur frère... Hänsel – dont Gretchen est amoureuse. Face au veto de leur père, fabricant de lits, et à la passivité de leur mère, une chanteuse dépressive, elles prennent la fuite. Et sont prises en stop par Klara Swann, fille de la directrice dudit Conservatoire... Dans cette logique du rêve, rien n'est impossible. Au sortir du «château» familial où règne une «atmosphère folâtre» à la fois tendre et violente, Gretel et Gretchen sont aussitôt hébergées par la directrice, la cruelle Madame Swann au coeur égoïste et à la voix d'ange – la méchante du conte. Alentour s'étend une ville surréelle, espace flou marqué d'interdits absurdes – il n'est pas permis d'aider les autres, de pratiquer la musique classique, etc. Quant au Conservatoire, désert et menacé de fermeture, il est jouxté par une morgue censée décourager les candidats musiciens.

Intuition

C'est par la voix de Gretel que le lecteur pénètre dans cet univers poétique. La narratrice a la manie de répéter deux fois les mots – «certains mots demandent à se faire entendre et entendre encore, pour entrer dans la réalité», se justifie-t-elle, tandis que son frère pense que ce défaut «provient de certains procédés musicaux qui se sont infiltrés dans le langage...»

Serait-ce l'univers intérieur de Gretel qui donne à la réalité cette teinte extravagante? Les événements surgissent au détour de phrases au rythme passionné, où vibrent parfois des trémolos, emplies d'amour et d'incertitude. Une tonalité ardente qui préserve toujours une part de mystère et déjoue les explications psychologiques: en mettant à nouveau en scène des personnages dont le rapport au monde passe par l'art [1], Rose-Marie Pagnard invite plutôt l'intuition du lecteur à lui servir de guide.

Comme dans un conte, Gretel et Gretchen devront donc passer par une série d'épreuves pour vivre leur rêve. Après avoir bravé l'interdit paternel, il leur faudra prouver la force de leur vocation musicale, surmonter leur peur et leur naïveté, défaire une malédiction familiale: les Gesualdo – Von Bock ont pour ancêtre le prince Carlo Gesualdo, génial musicien et... assassin. Grodeck, ancien tourneur de page et gardien des Enfers, leur sert de mentor: il veille sur la morgue où se déroulent les épreuves. Mort et musique ont, comme de juste, partie liée.

Finale d'opéra

Ces épreuves initiatiques débouchent sur un finale d'opéra où les secrets sont dévoilés, l'amour exprimé, les méchants démasqués et la musique triomphante. Ce n'est en effet qu'à la fin du «Conservatoire d'amour» que les deux soeurs jouent enfin. Ce qui importe, pour Rose-Marie Pagnard, est moins l'oeuvre produite que le désir de création, l'état d'esprit qui président à sa naissance. Son écriture même, savoureuse, témoigne de cet élan. Et si le lecteur devine rapidement les secrets enfouis, cela ne gâche en rien son plaisir: les contes ne se laissent-ils pas lire et relire?

 


[1] Lire par exemple Revenez, chères images, revenez, Ed. du Rocher, 2006.

Rose-Marie Pagnard, Le Conservatoire d'amour, Ed. du Rocher, 2008, 270 pp.