La poésie, terre des chamans

RENCONTRE Prophète des avant-gardes poétiques, Jerome Rothenberg était à Genève à l'occasion de la parution en français de son anthologie «Les Techniciens du sacré», 40 ans après sa sortie aux Etats-Unis.

 

Tout de noir vêtu, barbe blanche, voix posée et regard souriant: mardi soir, dans la petite salle de l'Ecurie, à Genève, Jerome Rothenberg mêlait ses poèmes à des textes surgis du fond des âges. Peu à peu, le public s'est retrouvé ensorcelé par des vers répétitifs, le rythme de la parole et du silence parfois heurté de maracas, la beauté mystérieuse de sons dénués de signification, des psalmodies à la frontières du chant où les sonorités amérindiennes se marient à l'anglais. C'est que pour l'inventeur de la notion d'«ethnopoésie», né à New York en 1931, les poètes sont des chamans, qui arpentent les domaines de l'invisible et la part obscure du langage pour entrer en contact avec le rêve, les visions, la parole des morts.

Cette intuition fonde sa démarche poétique. Elle est au coeur desTechniciens du sacré, vaste corpus de textes dits «traditionnels» provenant de diverses époques et contrées, paru aux Etats-Unis en 1968. Dans cette première anthologie fondatrice, Jerome Rothenberg repose la question des origines à la lumière de la révolution artistique des années 1960-1970: au fil de lumineux «Commentaires», il situe ces oeuvres dans leur contexte et trace des parallèles avec les formes les plus expérimentales de la poésie contemporaine. C'est à l'occasion de la traduction française de ce livre culte, aux Editions José Corti, que le poète avait fait le détour par Genève, invité par l'association de poésie sonore Roaratorio et la Cave 12 avant une tournée parisienne.

REVOLUTION POETIQUE

A sa sortie aux Etats-Unis au beau milieu de la tempête utopique des années 1960, Les Techniciens du sacré rencontre un écho considérable – «à ma grande surprise», confesse avec modestie Jerome Rothenberg, rencontré à la veille de sa performance en compagnie de son épouse Diane, anthropologue. «Le livre n'a jamais été épuisé. En quarante ans, il a dû s'écouler 100 000 exemplaires. Pour de la poésie, c'est énorme.» Dans les premières décennies du XXe siècle, les expérimentations poétiques de Blaise Cendrars, de Tristan Tzara et des surréalistes ont remis en cause de manière radicale la pensée rationaliste, faisant exploser les règles et les conventions poétiques et ouvrant un espace mental que les générations suivantes ont continué d'explorer. Dans les années 1960, «la poésie était en train de changer, se souvient Rothenberg. On tentait de décrire et d'imaginer le monde à travers le langage, associé à la danse, à la musique, à l'image, etc.» Les Techniciens du sacré ont contribué à cette redéfinition du champ poétique, en l'ouvrant à des modes d'écriture et de pensée qui lui étaient étrangers. «Une fois que l'art eut commencé à s'ouvrir, tout devint possible, dit simplement Jerome Rothenberg. Ma grande découverte a été de voir que la nouveauté était aussi présente dans la poésie ancienne.»

L'ouvrage rassemble chants maoris et altaïques, épopées africaines, rituels indiens, cosmogonies d'Australie ou d'Asie, chants d'Egypte et d'Amérique latine, légendes irlandaises et chinoises, inscriptions sumériennes, poèmes esquimaux, définitions aztèques, rites de possession... «Cette anthologie avait aussi une dimension politique, confie Rothenberg. C'était une manière de remettre en question l'idée de supériorité culturelle de l'Occident, de lutter contre son impérialisme.» Et de préciser que le terme poésie primitive ne signifie pas élémentaire, et ne sous-entend aucune hiérarchie: «Cette poésie est au contraire très complexe, et elle n'est ni plus ni moins évoluée que la poésie occidentale, ni d'ailleurs forcément plus ancienne: beaucoup de ces poètes sont nos contemporains.» Au Japon, dans les deux Amériques ou chez les Indiens Seneca, avec lesquels le couple a vécu deux ans, «tous les chamans que nous avons rencontré sont des intellectuels et des gens très cultivés», ajoute Diane Rothenberg. «De grands lecteurs, très conscients de ce qu'ils font.»

L'EXPERIENCE DU SACRE

Selon la définition du comparatiste des religions Mircea Eliade, les chamans sont ceux qui maîtrisent les techniques du sacré. «Le chamanisme est un usage du langage, explique Rothenberg. Par les mots, on touche des zones de l'expérience humaine considérées comme sacrées.» Le chaman, poète et voyant, disparaît au moment du chant, devenant le récepteur d'une voix antérieure, extérieure à lui. «Ecrire révèle, dans la matière même du langage, une terre et des voix inconnues qui ne peuvent surgir que dans l'oubli, l'abolition de soi», note le traducteur français Yves di Manno dans la postface. «Ce qui fait aussi du poème le récit d'une expérience – d'un passage dans la trame d'une langue et d'un temps suspendu.»

Ainsi depuis toujours, le travail poétique témoigne d'expériences auxquelles les humains se sont frottés, avec les outils du langage, afin d'éclairer le mystère dont ils émergent. «Le sacré est présent dans toutes les cultures du monde, relève Jerome Rothenberg. C'est une utopie, mais notre société pourrait apprendre beaucoup des cultures 'primitives': qu'elles soient pacifiques ou non, ce que ces sociétés font avec la langue est passionnant. Leur poésie suggère des façons de se comporter dans le présent.»

TRADUIRE LE RITUEL

Liés au sacré, la plupart des textes et poèmes de l'anthologie sont des scénarios pour des rituels: traduire uniquement leur signification ne suffit pas à transmettre «tout ce qui se passe au niveau du langage et de la structure de ces poèmes», explique Jerome Rothenberg. «Il me semblait important que la traduction ne se concentre pas seulement sur les mots, mais aussi sur les répétitions, le chant, les instruments, les sons purs, qui n'ont pas de sens. J'ai essayé de tenir compte de tous ces éléments, de trouver des équivalents avec des sons anglais.» Une tentative de «traduction totale», glisse-t-il. Sa propre poésie est immergée dans ce monde plus vaste, plus ancien; pour lui, le texte est une partition: «Je travaille beaucoup sur le rythme dans la parole; au moment où j'écris, je porte une grande attention à la manière dont le son s'arrête, au silence qui surgit.»
 
UN PEU DE DESORDRE
 
Aujourd'hui, la poésie aux Etats-Unis est «tranquille», estime Jerome Rothenberg. «Considérer les poètes comme des voyants, des chamans, ne fait pas partie du vocabulaire. Il sera intéressant de voir quelle sera la réception des Techniciens du sacré en France.» En accord avec Rothenberg, qui voit dans cette traduction une manière de «rendre quelque chose à la France», Yves di Manno a ajouté au corpus du matériel français. «C'est lui qui a proposé le projet à Corti, raconte le poète. Il était très enthousiaste. Il pensait que les Français étaient prêts pour ce livre.» Même si l'époque est différente, Yves di Manno espère que cette parution mettra un peu de «désordre» dans la poésie francophone, en éclairant l'équivalence entre «cette posture traditionnelle et celle du poète moderne, cherchant dans sa pratique (d'écriture) à creuser une béance susceptible d'accueillir une parole dont il ne sait rien d'avance».

 


Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré, tr. de l’anglais par Yves di Manno, Ed. José Corti, 2008, 671 pp.
Quelques titres.

Recueils personnels: Poems for the Game of Silence (1971), Poland/1931 (1974), A Book of Witness (2002).

Anthologies: Shaking the Pumpkin (poésie traditionnelle et contemporaine des Indiens d’Amérique
du Nord), America a Prophecy (poésie expérimentale nord-américaine), Poems for the Millenium (anthologie de poésie expérimentale du XXe siècle), A Big Jewish Book (500 ans de poésie juive), Symposium of the Whole (recueil d’essais collectifs autour de l’ethnopoétique, coédité avec Diane Rothenberg).
A paraître: Poetics and polemics. Writing through, sélection de traductions et commentaires.
Jerome Rothenberg a notamment traduit en anglais Paul Celan, Eugen Gomringer, Kurt Schwitters, Garcia Lorca ou Picasso. Il vit aujourd’hui en Californie et enseigne la littérature et les arts visuels à l’Université de San Diego.