Mots sur le fil

«Et puis tout à coup, on roulait paisiblement dans la campagne, j'ai éprouvé pour la première fois que père était mortel. On ne le savait pas. Et voilà. Cela s'impose. Tout est changé.» Bouleversé, Jérôme Meizoz commence alors à prendre des notes, entrelaçant souvenirs, rêves et anecdotes afin de «garder quelque chose de lui avant qu'il soit jeté, par la nature, aux ordures sidérales».

 

Ces fragments structurent le bref Père et passe, lui donnant une forme ouverte qui accueille les silences, laisse vibrer les réminiscences. Les mots sont ici des filets lancés sur l'angoisse du vide, l'écriture a partie liée avec la disparition, et se veut aussi une forme de conjuration: il s'agit de faire mentir la superstition qui veut que, tant qu'il écrit, son père restera en vie. C'est par un soupir de soulagement que l'auteur clôt l'ouvrage: «Il ne s'est rien passé.»

Et pourtant si. En lui préparant cette «chambre de papier» pour l'accompagner vers sa fin, Jérôme Meizoz offre à son père une déclaration d'amour pudique et poétique. Sa prose juxtapose les lointains échos de sensations enfantines – «Père fait rempart entre moi et les coups du sort» – au regard de l'adulte sur un homme vieillissant. Avec tendresse, il observe les gestes, les attitudes, les lassitudes et les fiertés de cet homme de la terre à la stature «colossale», qui n'a pas appris à exprimer ses sentiments – cela ne se fait pas, dans ce village valaisan «collé au mont comme un bénitier»: il s'agit «d'être un homme».
C'est par ses actes qu'il montre son amour, lui qui a élevé seul ses cinq enfants à la mort de leur mère et rêvé pour eux d'un avenir meilleur. Grâce au «subterfuge de la phrase blessante» («Quel maladroit tu fais!»), il épargnera à son cadet une vie de travailleur manuel, mais sans jamais comprendre son métier intellectuel – professeur à l'université de Lausanne, écrivain. Et Jérôme Meizoz se voit, en songe, débarquer au village avec «son coeur de fille», «ce cerveau excessif, ma faille de vivre, mes paroles irréelles aussi et personne, surtout pas père, ne veut m'accepter».
Entre engagement militant – c'est un «rouge», comme le grand-père – et travaux quotidiens, le père laisse pourtant affleurer sa sensibilité lors de repas familiaux: alors, dans des discours truffés de rimes de mirliton, le «fil de fer du vers» lui permet d'«aller jusqu'au bout de sa déclaration de tendresse». Malgré les mondes qui les séparent, père et fils ont peut-être ceci en commun: dans «Père et passe», c'est la prose qui joue ce rôle structurant. Auteur de plusieurs recueils de courts récits et des poèmes du récent «Terrains vagues», Jérôme Meizoz confirme ici son talent pour la forme concise, tenue, elliptique. Dans sa tentative d'apprivoiser la fin, son écriture épurée distille mille émotions pour en garder l'essence, et parle à tous les pères, à tous les fils.

 

Jérôme Meizoz, Père et passe, Ed. d'en bas & Le Temps qu'il fait, 2008, 76 pp.

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