Au bout du tunnel

SUISSE ROMANDE Dans son deuxième roman, Catherine Lovey interroge le pouvoir et les limites du langage face à la perte d'un proche. Une enquête intime dans la nuit boréale.

 

Un jour d'octobre ensoleillé, Markus Festinovitch visite avec sa maîtresse l'appartement qu'il veut lui offrir, quand il s'approche d'une fenêtre – la plus petite de toute et difficile d'accès –, l'ouvre et se jette en bas. Comment faire face au suicide de son meilleur ami? s'interroge Jean, héros de Cinq vivants pour un seul mort, anéanti par cette disparition. Et surtout «qu'est-ce qu'un meilleur ami, et à quoi servent les mots?» C'est qu'il a non seulement été incapable de percevoir la détresse de Markus, homme d'affaires à qui tout semblait réussir, mais apprend aussi que celui-ci avait un frère, et s'appelait en réalité Peterssen-Mink et non Festinovitch... S'ensuit, pour Jean, une remise en question fondamentale de lui-même, de la réalité et des mots qui la disent, que la Valaisanne Catherine Lovey explore avec finesse dans un deuxième roman dont la tonalité déprimée se pare d'une douce ironie.

Mais rien de démonstratif ici: forte peut-être de sa formation de criminologue, l'auteure entrelace, dans les péripéties du récit et sa structure en trois actes, de subtils indices autour de la question du langage, de l'identité et de la possibilité même d'une relation intime. Comme dans L'Homme interdit, son premier opus, le texte est le lieu de l'enquête et le lecteur, attentif aux détails, parcourt les événements à la manière d'un limier sur la trace du sens.

Trahison

Jean est le narrateur de la première partie. Son échec à connaître son ami – «mon frère, l'homme que je suis aussi, ma pièce manquante, et rapportée» – le rend incapable de formuler des «phrases définitives» sur cette mort, et d'accepter sa réalité. Il se retrouve désemparé face au langage tandis que l'attitude rationnelle et efficace de son entourage le relègue dans une immense solitude – sa femme «utilise toujours le premier mot tombé sous sa main», ses amis se servent de «peu de mots, n'importe comment et sans méfiance». Selon eux, Jean fuit la réalité. La preuve: les explications sur le nom d'emprunt de Markus ne l'intéressent pas. Ce qui compte, pour lui, c'est que ce masque révèle la trahison des mots. «La plupart des hommes sont incapables de dire quoi que ce soit à propos des autres hommes, à commencer par leur propre frère», constate-t-il.

Refusant de faire le deuil de Markus, il part à la recherche de son frère Peter, en Finlande. La quête du passé de son ami s'apparente davantage à une enquête sur sa propre identité. Car sa vision de lui-même et du monde vacille, littéralement: il commence à perdre la vue, plongeant à la fois dans l'hiver du grand Nord et dans sa propre obscurité. Le récit, soudain à la deuxième personne du singulier, reflète cette distance intime et son aliénation. Ce sont deux figures féminines, les seules à parler français dans cette lointaine Finlande, qui lui redonneront accès à lui-même: au-delà de l'idiome partagé, ce qui se joue est la possibilité même de rencontrer l'autre. A Helsinki, sa femme de chambre marocaine lui offre une écoute salutaire; plus loin, à Oulu, la fille de Peter lui rendra la parole. La petite Eleonor est au coeur des lettres qu'il adresse à sa femme, dans un dialogue retrouvé. La fillette «incarne tout ce que le mot enfance peut vouloir signifier»: ce qu'il y a de vivant en soi, un «alliage de férocité et de vivre», écrit-il.

Confusion

Dans cet hiver boréal qui offre à Jean un cocon obscur où cacher son angoisse pointe alors le printemps et le bout du tunnel. Mais pour l'heure, sa nuit intérieure, la cataracte qui brouille sa vue, le paysage, se fondent dans un grand tout indifférencié, qu'on dirait d'avant le langage et qu'il lui faudra apprendre à distinguer, à renommer. «Je peine à faire la différence entre le dedans et le dehors», écrit-il. «Le corps se confond avec le paysage, ne s'inscrit plus que dans une seule dimension. L'atmosphère monochrome n'en finit pas d'avaler toute notion d'ascendance et de futur.»

S'il se dit «en voie de finlandisation», il sait à présent d'où viennent ce froid et cette opacité. «Je dois juste continuer à avancer dans la neige, sans me décourager. C'est ainsi, sans doute, que je m'habituerai à percevoir enfin, derrière les craquements et les bruissements nocturnes, non plus les pas des regrets qui marchent tels des revenants, mais bien ceux des vivants, venus à ma rencontre.» Ainsi Catherine Lovey réussit à aborder des rivages profonds avec une grande simplicité, au fil d'une fable qui joue avec la lumière et la nuit pour dire la solitude et le besoin de l'autre.

 

Catherine Lovey, Cinq vivants pour un seul mort, Ed. Zoé, 2008, 187 pp.
Née en 1967, Catherine Lovey est journaliste spécialisée en économie et finance et a obtenu un diplôme post-grade en criminologie.