Libres de s’inventer 

Dans une langue splendide qui figure la tension entre le français et le «hova», Douna Loup évoque la relation entre les deux grands poètes malgaches Rabearivelo et Anja-Z et leur quête absolue de liberté.

«Elle a l’impression forte / de s’être devenue / je dois me devenir / a été accompli / Je me suis ouverte et conquise», réalise Esther à la fin du roman. Rabe, lui, «marche en poète» dans le soir, «il sait ce qu’il devient. Il devient une langue. Au centre de lui-même dans cet espace qui tiraillait, cet espace de bataille entre les deux langues aimées, là dans ce centre-là qui a fait son tumulte est née une langue à soi, une langue au-delà qui inclut et surpasse.» C’est aux deux grands poètes malgaches Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937) et Esther Razanadrasoa, alias Anja-Z (1892-1931), que Douna Loup consacre son troisième roman. Plus précisément, l’auteure franco-genevoise retrace leur chemin existentiel vers le cœur d’eux-mêmes, vers ce noyau de liberté intime qui passe par la création de soi via une langue à soi, c’est-à-dire ici par la poésie. Elle s’attache à leur rencontre et à leurs débuts, à cette période dense et fondatrice dans le Tananarive des années 1920, alors que l’île rouge tout juste colonisée par les Français continue de vibrer, passionnée et sensuelle, derrière le vocabulaire limitant des décrets officiels et des préjugés raciaux.

Rabearivelo, dit Rabe, a laissé une œuvre monumentale écrite principalement en français et largement inédite au moment de son suicide à l’âge de 34 ans, ignoré par la métropole bien qu’il corresponde avec Valéry, Gide ou Claudel. S’il reste méconnu malgré la récente parution de deux volumes – sur trois – de ses Œuvres complètes aux éditions du CNRS (2010 et 2012), Anja-Z l’est davantage encore, qui a écrit son œuvre en hova, l’un des idiomes malgaches. Rabe évoque dans son journal le rôle d’initiatrice que joua pour lui la poétesse de dix ans son aînée, première femme de lettres de son pays, également romancière et dramaturge. Le peu de choses que l’on sait d’elle a inspiré Douna Loup: elle brosse avec sensibilité le portrait largement fictionnel d’une femme extraordinaire qui mène une vie libre et dont l’exigence de vérité, littéraire et intime, résonne comme une véritable poétique – qu’on imagine être proche de la sienne.

DEFLAGRATION

C’est ainsi le détour par Esther qui permet à l’auteure de parler de Rabearivelo. Expulsé de l’école à 13 ans pour insubordination, il admire l’œuvre d’Anja-Z. A 17 ans, il se rêve poète quand il lui écrit, en quête de conseils. Elle refuse ses éloges et le rôle dont il l’investit mais lui offre bien plus: «elle augmentait la place à prendre, la liberté qui l’effrayait». Elle ouvre, questionne, ébranle les certitudes et provoque en Rabe une déflagration souterraine profonde et durable. Quand ils finissent par se rencontrer, Esther a 29 ans, elle vient de rentrer à la capitale après des années au bord de l’océan, libérée d’un amour fusionnel. Ils concluent un pacte, chacun chargé de veiller sur l’œuvre de l’autre. On suit dès lors en alternance le parcours des deux écrivains, leurs amours, leurs écrits, leurs débats et leurs combats dans l’effervescence culturelle de Tananarive – jusqu’en 1924, date de la parution du premier recueil de Rabe, La Coupe. Il vit de petits boulots, elle édite son propre journal littéraire, ils fréquentent d’autres écrivains, se voient parfois, s’aiment tout en restant libres.

Car chaque rencontre éclaire une autre facette de soi, constate Esther, qui «s’appartient» tellement qu’elle ose s’éprouver dans la relation à l’autre et fréquente tant le journaliste français Malvoiz que la belle Vohirana. «C’est étrange, pense-t-elle, ces différents liens. C’est comme si j’étais traduite en différentes langues. Malvoiz me traduit dans sa ‘langue’ / Vohirana me traduit dans sa ‘langue’. / Et dans chacune je suis terriblement moi-même et différente.» Cette liberté d’être et d’aimer la constitue, c’est sa «grande direction», dira-t-elle à Rabe, celle qui aligne tout le reste et se nomme aussi Poezia. «Avoir le choix ce n’est pas choisir le noir ou le blanc, c’est trouver une couleur en soi. C’est créer le blanc qui nous correspond ou le noir qui nous répond. (...) Notre devoir est de recréer notre vie, si on veut qu’elle soit nôtre.» Cette responsabilité, elle l’éprouve dans sa vie intime quand elle explore sans tabous les formes multiples de son désir, mais aussi, bien sûr, dans la langue, sans laquelle le monde ne serait que matière inerte même si «magnifique et porteuse, explosive». 

SUBTIL ET FLAMBOYANT

Ainsi peu à peu, hors de tout cadre prémâché, des carcans de pensée et des attentes, Rabe et Esther se donnent naissance en tant que poètes dans une langue qui les invente. Celle de Rabe s’inscrit dans l’entre-deux, dans la tension entre le français et le hova, dans ce mouvement fécond. Pour dire leur chemin vers ce soi intense et ouvert, l’écriture de Douna Loup coule et déroute, poétique, merveilleuse, s’inventant elle aussi en permanence. Après les très prometteurs L’Embrasure et Les Lignes de ta paume, la jeune auteure signe ainsi un roman superbement abouti dont le propos surgit dans une langue à sa (dé)mesure.

L’Oragé est un poème subtil et flamboyant, scandé par des rythmes profonds, des images riches et audacieuses, des intuitions, des liens qui créent du sens. Texte enragé – rage de vivre, d’aimer et d’écrire –, ou orangé comme les couleurs vivantes et chaudes de la terre malgache, des peaux qui se rencontrent? Le titre évoque encore l’orage, celui du désir et de la poésie, souffles violents qui traversent les corps et guident les destins, incitent au dépassement de soi. Il traduit enfin cet élan délié, ouvert, lyrique et exigeant qui touche et emporte aussi le lecteur.

 

Douna Loup, L’Oragé, Ed. Mercure de France, 2015, 221 pp.

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