Laboratoire d'éternité
INÉDIT L'intégralité des «Carnets» de la grande poétesse russe Marina Tsvetaeva paraît en français.
C'est un véritable laboratoire, un chantier d'écriture où le prosaïque s'allie au sublime et qui conduit aux sources de la création poétique: Les Carnets de Marina Tsvetaeva (1892-1941), aujourd'hui accessibles aux lecteurs francophones grâce aux Editions des Syrtes, offrent un accès passionnant à l'intimité de la grande poétesse russe. Spontanées, subjectives, ses notes prises au jour le jour sont aussi le lieu où la poésie s'élabore, dans une tension permanente avec – contre – une réalité marquée par le dénuement, la perte et l'exil. «Ma vie est comme ce carnet: rêves, fragments de vers y sont engloutis au milieu de comptes de dettes, de pétrole pour le réchaud, de lard. Je suis en train de périr véritablement, mon âme est en train de périr», écrit-elle tandis qu'elle lutte pour le strict nécessaire dans le Moscou d'après la révolution bolchevique.
Mais si la poésie – seul espace où il est possible de respirer – doit être arrachée à un quotidien dramatique, celui-ci forme aussi sa matière première. Chez Tsvetaeva, le «je» poétique est le même que celui des carnets, et des éléments anodins trouvent place dans les poèmes: démarche inédite à l'époque.
Davantage qu'une oeuvre littéraire, ces quinze cahiers écrits entre 1913 et 1939 témoignent, par leur aspect fragmentaire, chaotique et inachevé, de la persistance du souffle poétique de Tsvetaeva au milieu des bouleversements du siècle. Annotations, photos et notices chronologiques et biographiques offrent des repères bienvenus, qui permettent au lecteur de situer les événements personnels dans un contexte historique laissé dans l'ombre par la poétesse.
Ecrits sans interruption, les huit premiers carnets (1913-1921) forment la majeure partie de l'ouvrage. On y découvre d'abord une Tsvetaeva émerveillée devant les progrès de sa petite Alia, qu'elle relate en détail. Un bonheur bientôt balayé par la Révolution: tandis que Sergueï Efron, son mari, choisit de rejoindre l'Armée blanche contre les bolcheviques, Tsvetaeva revient à Moscou avec Alia et sa seconde fille Irina – qu'elle n'arrive pas à aimer, «incapable de surmonter [s]on aversion envers [s]a sombre et incompréhensible nature», écrit-elle après la mort de la fillette, laissée dans un foyer pour enfant. Dans un quotidien de privations, la poétesse trouve un soutien moral dans ses amitiés littéraires et dans sa relation fusionnelle avec Alia, sa première lectrice, brillante enfant douée pour la poésie et le dessin.
SOLITUDE FONDAMENTALE
Les Carnets sont traversés par l'angoisse de la perte. Leur rôle est de fixer les visages, les instants, les pensées et les lieux, les métamorphoses que subit la Russie. Pour contrer la disparition, Tsvetaeva s'efforcera de créer des liens, s'enflammant de passions absolues pour des hommes idéalisés. Ainsi de l'acteur Stakhovitch après sa mort, ou de son attachement pour le poète Viatcheslav Ivanov. Et c'est dans le profond isolement artistique et moral de l'exil que sa correspondance avec Pasternak et Rilke prendra toute son importance – alors que Sergueï retrouvé reste le grand absent des Carnets.
Elle-même semble de pas avoir de place, tant elle se sent singulière. La conscience aiguë qu'elle possède de son génie va de pair avec un sentiment d'étrangeté et d'inadéquation au monde, encore accentué par l'exil. Dès le départ de Russie, en 1922, ses notes se font de plus en plus lacunaires. L'Allemagne, la Tchécoslovaquie puis la France forment un arrière-plan abstrait qui signe sa distance intérieure. De son voyage de retour en 1939, avec son fils Murr, elle note son émotion devant les côtes nordiques qui défilent, mais pas un mot sur ce qui l'attend en URSS, sur Sergueï ou Alia, déjà partis. Elle se suicidera deux ans plus tard dans le village tatar d'Elabouga, peu après l'invasion allemande.1
Les Carnets éclairent «la continuité de l'écriture et de la vie», de l'autobiographie et de la poésie, écrit Caroline Bérenger dans sa préface. Les nombreux brouillons de lettres d'amour, monologues lyriques ou tragiques, possèdent ainsi une «dimension dialogique» que l'on retrouvera dans la prose de Tsvetaeva. Phrases souvent lapidaires, aphorismes: le style des cahiers offre un «réservoir de formes hybrides», entre prose et poésie, dans lequel elle puisera. Au-delà de leur intérêt biographique, Les Carnets ouvrent au lecteur l'atelier d'écriture d'un des plus grands poètes du XXe siècle.
1 Sergueï Efron sera fusillé la même année. Témoin du suicide de sa mère, Murr est tué sur le front en 1944; Alia est la seule survivante.
Marina Tsvetaeva, Les Carnets, publiés sous la direction de Luba Jurgenson, traduits du russe et annotés par Eveline Amoursky et Nadine Dubourvieux, avant-propos de Luba Jurgenson, préface de Caroline Bérenger, postface de Véronique Lossky, Ed. des Syrtes, 2008, 1127 pp.
Le regard d'Alia
C'est Ariadna Efron (1912-1975), la petite Alia des Carnets, qui prend ici la parole: dans Marina Tsvetaeva, ma mère, elle éclaire la vie quotidienne de la poétesse à travers ses souvenirs d'enfance et d'adolescence. Rentrée en URSS en 1937, Ariadna Efron est arrêtée deux ans plus tard et ne sera libérée qu'en 1955, après deux déportations en Sibérie. Elle consacrera le reste de sa vie à la publication et à la diffusion de l'oeuvre de sa mère, dont elle avait saisi très jeune le génie et la singularité.
Elle en brosse ici un portrait complice et lucide, et son témoignage offre un changement de focalisation captivant: lire sa biographie en parallèle aux Carnets enrichit certains événements à peine évoqués par Tsvetaeva. Ainsi de ses retrouvailles avec son mari Sergueï Efron, ou de sa relation épistolaire passionnée avec Boris Pasternak, qui dura des années sans qu'ils ne se rencontrent. Quant aux rencontres littéraires du Moscou des années 1920, qui réunissaient les plus grands poètes de l'époque (Balmont, Blok, Biély, Essenine, etc), elles surgissent ici dans une proximité empreinte de naïveté par le biais du journal qu'Ariadna tenait dans son enfance. L'exil, enfin, prend lui aussi une autre couleur sous son regard. La campagne tchécoslovaque se teinte de la magie de l'enfance, tandis que Paris s'incarne davantage que dans Les Carnets et se peuple d'amitiés.
http://www.lecourrier.ch/laboratoire_d_eternite