Au coeur des ténèbres

 

NOUVELLES Ses «Récits grammaticaux et Autres petites histoires» jouent avec les pronoms et restent étrangement impersonnels: Esther Orner maîtrise l'art de cerner l'absence.

 

Ses phrases émergent comme des îlots dans une mer de silence, menaçant à tout moment d'y sombrer à nouveau. Brèves, presque à bout de souffle, elles dansent en équilibre sur le fil du néant pour tracer les contour d'une réalité elliptique: les treize nouvelles qui composent Récits grammaticaux et Autres petites histoires sont marqués par l'absence. Mais chez Esther Orner, la mort, la perte ou l'errance surgissent avec d'autant plus d'acuité qu'elles ne sont pas abordées de manière explicite: elles habitent les interstices d'une écriture qui accueille le vide.

Dans une courte postface au recueil, l'auteure israélienne explique avoir longtemps hésité entre la troisième et la première personne, avant de se fixer la contrainte d'écrire des récits qui alternent les pronoms: «Je les ai intitulé Récits grammaticaux. Le pronom sera le fil conducteur du récit.» Et de découvrir au fil des ans que «la troisième personne en dit tout autant que la première personne qui en dit parfois moins».

Part d'indicible

Jouant donc sur les points de vue, elle propose ici différentes focalisations sur le même événement indépassable: dans les cinq «récits grammaticaux» qui ouvrent le recueil, les pronoms se succèdent – tu, elle, je, on, il – pour dire la mort de l'homme aimé. «En attendant, on était deux. Parfois entouré. Et on s'amusait bien. On ne s'éclatait pas. C'était bien avant l'apparition du mot. On s'amusait. Et mieux, on rigolait. On ne s'éclatait pas. Ça non.» Le drame est approché sous différentes facettes au fil de récits devenus perméables, où les mêmes motifs se font écho tandis que les changements de point de vue laissent forcément, en leur centre, une part d'indicible. Et le lecteur de tourner sans fin autour de cette zone d'obscurité, pivot de douleur laissé dans l'ombre.

Quant aux «Autres petites histoires» qui suivent, elles usent du même procédé pour aborder des relations incertaines – générations qui se rencontrent ou se ratent, familles distantes, solitudes amoureuses. Au final, de cette valse des pronoms se dégage une sensation d'impersonnalité, d'éloignement, qui sera familière au lecteur du précédent ouvrage d'Esther Orner, Autobiographie de personne (Metropolis 1999): dans cette biographie de sa mère, écrite en parallèle à certains des récits publiés aujourd'hui, aucun nom de lieu, de date ou de personnages n'était jamais mentionné, et déjà s'élaborait cette écriture qui installe le manque au coeur du texte.

Liens dénoués

Née en Allemagne, Esther Orner a vécu la Seconde Guerre mondiale en Belgique, a résidé longtemps entre Paris et Israël, pour finalement installer à Tel-Aviv dans les années 1980; elle y enseigne la traduction et l'hébreu avant de se consacrer entièrement à l'écriture. Cette expérience du déracinement déteint sur la structure narrative de ses textes: dans Récits grammaticaux..., nul dénouement ne vient combler l'attente du lecteur habitué aux conventions romanesques. Les liens restent au contraire irrésolus entre les personnages ou les événements, les relations hésitantes, les fins indécises.

Enfin, la sensation d'exil s'incarne également dans des espaces flottants, étrangers, qui appellent l'errance ou la rêverie: bord de mer, cuisines, rues, frontières désolées de la ville... Esther Orner esquisse alors une topographie à la fois réelle et intime qui invite aussi à un voyage dans les strates du temps. Une réflexion sur la mémoire qui prend forme dans l'acte même d'écrire, et dans le corps du texte, quand ruines et rues anonymes semblent matérialiser les dédales du souvenir.

 

Esther Orner, Récits grammaticaux et Autres petites histoires, Ed. Metropolis, 2008, 142 pp.