La lumière sous le boisseau

SUISSE ROMANDE Entre Kassel et La Chaux-de-Fonds, de 1944 à nos jours, Anne-Lise Grobéty démêle les fils de destinées marquées par la tourmente de la guerre et l'amour de la musique.

 

 

«La fin de l'obscurcissement»: en septembre 1944, à La Chaux-de-Fonds, la formule dit le soulagement devant la fin pressentie de la guerre et le vent d'espoir qui souffla alors. Dans L'abat-jour, elle exprime aussi la progressive mise en lumière d'un passé tabou, soigneusement étouffé sous des conversations anodines: derrière les visages tranquilles et les sourires sucrés de Britta et de Gérard, la sœur et le frère âgés, se cachent en effet Sieglinde et Gerhardt – tout un passé allemand qu'ils s'efforcent de nier. Vaste jeu de la mémoire, le dernier roman d'Anne-Lise Grobéty se développe selon un agencement subtil d'éléments qui se mettent en place à la manière d'un puzzle, et d'où finit par émerger un motif intelligible.

Tout commence par la découverte d'une lettre glissée dans les pages des Buddenbrooks de Thomas Mann. Le livre fait partie d'un lot légué par une vieille demoiselle à la bibliothèque où travaille la narratrice. Partie de Kassel en 1944, la missive n'a jamais été ouverte; elle est adressée à Théa Henschel, chez Mlle W., La Chaux-de-Fonds. «Anormalement remuée par les objets du passé», la bibliothécaire se met en quête de Mlle W., ancienne professeure de piano aujourd'hui en maison de retraite. Sa démarche jouera un rôle de catalyseur, maillon manquant d'une chaîne de destins non résolus.

 

Mots dangereux

 Anne-Lise Grobéty entrecroise à cette intrigue les rencontres épisodiques de Britta et Gérard: ils se retrouvent tous les deux ou trois ans «en Suisse la plupart du temps, au bord de deux lacs magnifiques, au merveilleux mois de mai». Leurs retrouvailles n'excèdent jamais trois jours: difficile de tenir plus longtemps sans parler du passé.

Si, au début, les mots ressemblent «à des croquées dans une pomme fraîche, avec leur attaque nette et craquante et un détachement juteux», le premier soir déjà ils s'épuisent et le danger surgit «d'antiques ruminations»: celui de «voir les mots de tout derrière, les mots couvant sous la cendre depuis si longtemps, profiter de la situation pour risquer de déborder la glotte...» C'est donc avec précaution qu'ils discutent du temps, de la beauté du paysage, de leur santé et du travail de Gérard, restaurateur d'orgues. Même lorsqu'ils parlent de musique la prudence est de mise: «Ils éclairaient leur passion de manière oblique, obligeant la lumière à ne pénétrer que pliée en deux.» Les deux vieux enfants de Théa Henschel ont mis le passé sous le boisseau, l'ont recouvert d'«un abat-jour pour forcer la source de lumière à s'échapper en deux cercles distincts, sans risque de fusion, de collusion, et éviter du même coup tout risque d'éblouissement».

La lettre surgie intacte du passé viendra bouleverser ce fragile équilibre. Ce qui a vécu caché ose alors «le risque de la lumière»: d'apparence si menaçante, les «mots de derrière» réchaufferont le «versant verglacé d'eux-mêmes», à mesure qu'ils dévoilent le secret familial.

 

Un habile suspense

Anne-Lise Grobéty joue une partition subtile. Les deux trames narratives, d'abord séparées comme les deux cercles projetés par l'abat-jour, finissent par s'éclairer mutuellement au fil d'indices adroitement distillés, jusqu'à ce que la lumière grignote toute l'ombre et relie frère et sœur dans une confiance retrouvée. L'auteure tient le lecteur en équilibre sur le fil d'un habile suspense grâce à sa maîtrise du rythme – du récit et de la phrase. Silences soigneusement aménagés et brusques accélérations, musicalité d'une écriture riche d'images inédites, tonalité dominante sur laquelle se greffent des motifs que l'on retrouve plus loin comme autant d'échos: le style réfléchit la passion des protagonistes pour la musique, qui joua un rôle déclencheur dans leurs destinées. Les chapitres sont d'ailleurs intitulés d'après les strophes d'«Au merveilleux mois de mai», lied des Dichterliebe de Schumann et Heine – on comprendra pourquoi à la fin du roman.

 

Histoire et fatalité

En contrepoint au présent de ces existences longtemps contraintes qui se libèrent enfin, Anne-Lise Grobéty décrit la Suisse «sous cloche» de la Seconde Guerre mondiale: publié dans la collection «lieu et temps» des Editions d'autre part, L'abat-jour est aussi un beau portrait de sa ville natale, La Chaux-de-Fonds. L'auteure a puisé dans les archives de "L'Impartial" et de la bibliothèque de la Ville pour donner chair à cette année 1944. Faits divers, concerts, marchés, bals dansants et autres manifestations culturelles sont la preuve que la vie continue, alors que filtrent les nouvelles terrifiantes de la débâcle allemande – «Les premiers récits des exactions commises par les Allemands en déroute en Franche-Comté sont rapportés sous la plume de Jean Buhler.» Certains soldats et officiers tentent alors de se réfugier en Suisse: cet arrière-plan donnera au roman le point de départ de son intrigue.

Au-delà de son aspect historique, L'abat-jour témoigne aussi de préoccupations plus intimes. Dans L'Express du 5 juin dernier, Anne-Lise Grobéty confiait éprouver le même sentiment que sa narratrice devant l'horreur de la guerre, particulièrement face au désastre du bombardement de Dresde: une sorte de «fascination désespérée» devant «ces champs de ruines où je scrute de toutes mes forces, comme si une part de moi y était restée pétrifiée, même si je n'étais pas née, comme si ces événements – l'avancée sournoise de la monstruosité sous couvert de normes et de lois – je les avait vécu de l'intérieur», note la narratrice. Et ce sentiment quasi surnaturel qui, lui, reste obscur, donne à son récit une dimension d'étrange fatalité.

 

Anne-Lise Grobéty, L’abat-jour, Ed. d’autre part, 2008, 173 pp.

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