Portraits en noir et blanc

ROMAN - Dans «Dessalines» de Guy Poitry, le héros de la guerre d'indépendance haïtienne est raconté par les lettres d'un libraire vaudois fictif exilé dans l'île. Jeux d'identité et vertige formel.

 

Dessalines est cet ancien esclave devenu général «féroce», qui prend la tête de la révolte des Noirs contre les colons français de Saint-Domingue après la déportation de Toussaint Louverture. Artisan de l'indépendance de l'île en 1804 – qui devient alors Haïti –, il est couronné empereur la même année et assassiné en 1806. C'est autour de cette figure libre, sombre et cruelle, pétrie de contradictions et toujours en mouvement, que tourne le roman de Guy Poitry à la manière d'une phalène autour d'une flamme: sans jamais trop s'en approcher, conservant des angles morts, comme aveuglé par son objet.

Une impression suscitée par la structure même du livre: les événements historiques sont racontés par Alfred, jeune libraire vaudois exilé dans l'île, dans ses lettres à sa nièce Cécile. Ces missives restées sans réponse n'offrent que des fragments de réalité entre lesquels surgit le vide – autant d'ellipses temporelles et spatiales qui font écho à l'absence au coeur même d'Alfred. C'est qu'il est «incapable de se regarder en face, directement». Double inversé du libraire, c'est son image que Dessalines réfléchit en creux. Tout le livre est marqué par cet écart.

Lettres rapportées

Parler de cette époque mouvementée est bien sûr pour l'auteur genevois l'occasion de plonger dans les mécanismes du pouvoir, de sonder les pièges de la liberté. La guerre d'indépendance a la violence de toutes les guerres, qui évoque des thématiques plus contemporaines. Mais malgré les apparences, Dessalines n'est pas un roman historique. Alfred, personnage fictif, écrit ses lettres entre février 1802 et avril 1805 à une fillette qu'il connaît à peine. Non seulement les événements sont perçus à travers ce premier filtre, mais nous n'y avons pas directement accès: les lettres sont «rapportées», paraphrasées par celles qui les lisent – mère, soeurs, tantes.

Ainsi différents points de vue se mêlent-ils à celui du libraire, on entend d'autres voix que la sienne. Entre le lecteur, le personnage d'Alfred et les faits historiques qu'il relate s'instaure alors une distance, qui coïncide avec celle séparant le libraire de la vie et de son propre corps. Ce Blanc au milieu des Noirs est aussi, plus fondamentalement, un «blanc»: son corps «transparent» semble parfois s'effacer. Il marche avec peine et finira totalement immobile, paralysé. De son portrait esquissé par Jeanne, «il ne reste que quelques lignes, davantage de traces de gomme que de coups de crayons». A Saint-Marc, au milieu de la foule, «il ne distingue pas les visages, reste là les yeux grand ouverts et ne voit pas des hommes, n'est plus un homme. Une tache claire dans la foule; sur la toile, un point que les pinceaux n'auraient pas recouverts; dans la musique, un silence.»

Lui qui habite si peu son corps et le monde investira l'espace de la page: «il n'essaiera pas d'aller au-delà», mais sa vie se déroule dans ce blanc qu'il remplit entièrement, ne laissant aucune marge. La page devient lieu géographique et temporel, c'est là qu'il avance alors que, peut-être, «dans le blanc entre deux mots, des vies ont été fauchées».

Commencer à exister

Alfred se cherche en se confrontant à l'étrangeté, à l'altérité: s'il est venu se perdre dans cette île, c'est porté par le désir de «retrouver des forces primitives, celles-là mêmes qui manquent à son corps; les retrouver déchaînées: l'Afrique qui s'est levée là-bas et qui marche sans que rien ne puisse l'arrêter...» Guerrier aux innombrables maîtresses, sensuel et destructeur, puissant, violent, analphabète, Dessalines incarne tout ce qu'Alfred n'est pas – ou qu'il voudrait être, puisque son prénom recèle comme une Afrique secrète. Dans son village vaudois occupé par les Bernois puis par les Français, les miroirs étaient quasi inexistants et il était malséant de parler de soi. Raconter à sa famille lointaine la vie de Dessalines, «un plus grand que soi», c'est prendre des distances par rapport à soi pour regarder les choses à un autre niveau, écrit Guy Poitry. Et, du coup, commencer à exister: «peut-être obtenir une écoute».

Trace fragile

Ce détour, cet écart pour parler de soi, infiltre également la syntaxe du texte, traversée de silences, d'allusions (un glossaire à la fin du roman permet au lecteur de remplir les vides). Le vocabulaire accueille la disparition: l'écriture précise, les phrases concises et rythmées, semblent aller au plus pressé, «oubliant» parfois les pronoms personnels – «Il est revenu au lavoir, s'est assis au bas bout. Attend sans attendre, car n'attend rien, ne demande rien.» Derrière le calme apparent du style pointe aussi l'urgence. Il s'agit de laisser une trace avant d'être tout à fait paralysé, avant la mort proche. Et cette trace parvient à se creuser peu à peu: Alfred prend davantage de consistance à mesure qu'il fait de Dessalines – dont on connaît historiquement peu de choses – un personnage romanesque. Au final s'esquisse son portrait, fragile, où le crayon a commencé à gagner sur la gomme. Avec tant de pudeur et de précaution que c'en est bouleversant.

 

 

 

Guy Poitry, Dessalines, Ed. d'en bas, 2007, 246 pp.

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