Passion tragique à Giessbach
Garçon d'hôtel irréprochable, Ernest officie depuis plus de trente ans au Grand Hôtel Giessbach et mène une vie bien réglée de vieux garçon solitaire. Pourtant ce «garçon parfait» est aussi un être de chair, qui a partagé dans sa jeunesse une mansarde sous les toits du palace et une passion brûlante avec Jacob – jeune serveur fraîchement débarqué de sa campagne allemande qu'il avait pris sous son aile. Un matin de septembre 1966, il reçoit une lettre de Jacob, perdu de vue depuis que ce dernier était parti pour les Etats-Unis avec l'écrivain Julius Klinger et sa famille trente ans plus tôt. Incohérente, désespérée, la missive postée de New York est un appel à l'aide: Jacob supplie Ernest d'aller voir Klinger pour lui demander de l'argent.
Bouleversé, empêtré dans des sentiments contradictoires – punir la trahison de Jacob en refusant d'accéder à sa requête, lui venir en aide? –, Ernest est bientôt emporté par un raz-de-marée intime où les émotions anciennes prennent davantage de réalité que les couloirs feutrés du Grand Hôtel, davantage de couleurs que sa vie monotone.
Cerné de forêts et bercé par les impressionnantes chutes du Giessbach, le palace dominant le lac de Brienz est le cadre somptueux de ce premier roman d'Alain Claude Sulzer à paraître en traduction – chez la maison française Jacqueline Chambon, avec le soutien de Pro Helvetia. Epurée et précise, l'écriture de l'auteur bâlois fait écho à ce décor d'un élégant classicisme et exprime à merveille la tension entre passion et retenue, exaltation et dignité, volupté et protocole. Son mouvement à la fois ample et rigoureux épouse les contradictions et des désirs sous l'étouffoir de son «garçon parfait».
En même temps qu'il déroule les fils de cette mémoire blessée, Sulzer dévoile les événements passés, éclairant peu à peu les gouffres dissimulés sous un présent en apparence si lisse. Le tout s'agence avec finesse, dans un rythme maîtrisé qui maintient le lecteur en haleine. Surgit ainsi le portrait d'une époque: le Giessbach de 1936 est investi par des touristes d'un nouveau genre, qui fuient la montée du nazisme pour faire halte dans ce refuge loin du monde avant de choisir entre le retour en Allemagne ou l'exil. L'écrivain Julius Klinger est l'un d'eux, qui succombera au charme de Jacob et l'emmènera avec lui aux Etats-Unis.
L'ambition et l'égoïsme de Jacob, la solitude pathétique d'Ernest, sa rencontre finale avec Klinger et la lâcheté de ce dernier, donnent au roman une dimension tragique, où Sulzer ressuscite les mythes universels de l'amour impossible et des regrets éternels.
On salue donc cette première traduction française même si, vers la fin du roman, elle comporte quelques maladresses stylistiques et autres regrettables fautes grammaticales – tel ce «une époque qui avait à présent tirer le rideau sur elle-même»...
Alain Claude Sulzer, Un Garçon parfait, traduit de l'allemand par Johannes Honigmann, Ed. Jacqueline Chambon, 2008, 237 pp.