Gammes étranges

PREMIER ROMAN - «L'Inconnu d'Aix» d'Alexandre Glikine emprunte au roman fantastique pour dire une quête de soi.

Alexandre Glikine, qui vit à Genève, signe un premier roman aux allures de conte romantique allemand, tout imprégné de fantastique et de musique baroque. L'Inconnu d'Aix se présente comme un journal intime. Alors que le narrateur écoute une symphonie de Jean-Baptiste Miroglio, obscur compositeur italien du XVIIIe siècle, il est soudain plongé dans un trouble profond. «Comme si, par cette musique entendue, un souvenir très ancien remontait pour moi du fond d'une mémoire qui n'était pas la mienne.» Non seulement le morceau lui semble anormalement familier, mais des images déferlent aussitôt dans sa tête: portées et notes colorées, musiciens, auditeurs et laquais en livrée, salle aux tentures de velours illuminée de chandeliers... Puis un visage lui apparaît en rêve, et bientôt surgissent des scènes précises, d'une violente intensité – un enfant sur un balcon, une chevauchée dans la campagne provençale –, qui varient selon une intrigante synesthésie. Où la Symphonie en mi majeur est par exemple liée à un «jaune brillant, citronné, tirant légèrement sur le vert». Une lumière joyeuse, que le narrateur retrouvera à Sisteron, sur les bords de la Durance...

Il mène en effet son enquête, qui le conduit en Provence, puis en Italie et à Londres sur les traces de partitions perdues; il s'intéresse à la théorie du père Castel, qui assigna à chaque note une couleur, se heurte à des impasses décourageantes, finit par trouver des lettres anciennes qui le feront basculer dans une autre époque. Car Glikine entrechoque les siècles, ouvre des passages par-delà le temps et l'espace. Entre rêves et visions, gammes musicales et chromatiques, le narrateur finit par se confondre avec celui qu'a aimé, il y a des siècles, le Chevalier de Vauvenargues: le compositeur d'un chef-d'oeuvre aujourd'hui perdu, qui croisa un jour sur sa route un certain Miroglio... Au bout du mystère, le narrateur finira par se révéler à lui-même.

Mêlant personnages historiques réels et fiction (si Miroglio a vraiment existé, les symphonies citées ici sont pure invention), Alexandre Glikine distille adroitement son suspense. Son écriture soignée, sous-tendue de notes inquiétantes, excelle à créer un climat d'étrangeté – même si son imagerie fantastique et les interrogations angoissées du protagoniste rappellent parfois de façon un peu artificielle les romans du genre au XIXe.

 


ALEXANDRE GLIKINE, L'INCONNU D'AIX, ÉD. LA DIFFÉRENCE, 2008, 139 PP.

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