Duo virtuose et drame à l'opéra

ROMAN Dans «L'Accordeur de piano», Pascal Mercier combine intrigue policière, plongée dans la complexité des relations familiales et réflexion sur l'art et le langage. Captivant.

C'est un roman vaste et généreux, à la construction impeccable, dont l'intrigue captivante ouvre sur les profondeurs de l'âme humaine, sur sa part d'ombre, de rêve et d'imaginaire aussi: L'Accordeur de piano marie quête intime et enquête policière, finesse psychologique et suspense, imagination foisonnante et vivante introspection. Après Train de nuit pour Lisbonne, son premier roman traduit en français, Pascal Mercier, philosophe et auteur bernois établi à Berlin, tisse ici une tapisserie aux thèmes subtils où s'esquisse peu à peu une réflexion passionnante sur le langage. Mais rien de pesant, bien au contraire: ce questionnement sur le rapport entre langage, identité, création et réalité est finement enchâssé dans un récit riche en personnages complexes et en péripéties. Et c'est dans une écriture limpide et sensible, avec un sens aigu de l'observation, que l'auteur en distille les indices – ainsi que ceux qui vont mener peu à peu vers la résolution du crime.


Car tout démarre par un meurtre. L'Accordeur de piano s'ouvre alors que les jumeaux Patrice et Patricia se retrouvent dans la maison familiale de Berlin après des années de séparation – elle est partie vivre à Paris, lui au Chili. Raison de ces retrouvailles: leur père, accordeur de piano talentueux mais médiocre compositeur, est accusé d'avoir abattu le célèbre ténor Antonio di Malfitano en pleine représentation de Tosca de Puccini.


Afin de comprendre ce qui s'est passé, les jumeaux vont devoir se confronter à leur passé. Ils conviennent de le faire par écrit: il s'agit pour chacun d'écrire «toute la vérité» sur leur enfance et les années vécues séparés. Puis ils s'échangeront leurs carnets. L'enquête est donc, avant tout, celle de la mémoire: souvenirs, rêves et émotions offrent les clés qui éclaireront le présent; les secrets familiaux se dévoilent par bribes et l'alternance des carnets est propice au suspense – les voix des jumeaux se croisent, se font écho, se répondent et s'opposent, élucidant peu à peu les raisons de leur distance actuelle ainsi que celles du meurtre, liées à l'obsession paternelle. C'est que Frédéric Delacroix rêve de reconnaissance, revanche sur une enfance humiliée, alors que personne ne veut jouer sa musique – ses partitions, toujours refusées, lui reviennent par courrier dans un rituel sinistre et humiliant qui pèse sur la vie de la famille. Lui qui a élaboré tout un système de gradation dans l'échelle de l'échec ne supportera pas un ultime espoir déçu, tandis que sa femme, ancienne danseuse morphinomane, jouera dans le drame un rôle crucial, conséquence d'une suite de non-dits et de silences trompeurs...

 

L'autre et le même

Pascal Mercier s'était imposé en terres francophones l'année dernière avec Train de nuit pour Lisbonne où le héros, parti sur les traces de l'écrivain portugais Amadeu Prado, plongeait en lui-même en enquêtant sur la vie d'un autre – et dans la langue mystérieuse de l'autre. Cette dimension dialogique est également au coeur de L'Accordeur de piano. L'alternance des carnets et la gémellité de leurs auteurs permettent à Pascal Mercier d'explorer de façon élégante les questions des limites de la détermination de soi, de l'intimité et de la bonne distance à l'autre, du rôle de l'art dans la construction de l'identité. Autant de problématiques liées au langage.
Car si l'autre est un miroir qui permet d'accéder à soi-même, que se passe-t-il lorsqu'on est jumeaux? Patrice et Patricia se connaissent sans se parler; ils désirent une communauté tenue à distance des paroles qui «auraient pu mettre cette intimité en question». Mais leurs secrets deviennent pour Patricia des pierres dans le mur d'une geôle. C'est elle qui a fui pour Paris, après qu'ils ont brisé le tabou de l'inceste; elle encore qui a l'idée des carnets: «Saisir dans des mots des expériences qui sont là, immuables, c'est s'exercer à marquer des frontières.» L'éloignement géographique sera une condition pour chercher une langue à soi, ne plus se laisser dire par celle de son frère. La tâche est difficile: c'est dans le rythme et l'agencement des images que Patricia commencera à exprimer son univers – elle devient monteuse de cinéma. «Je dois essayer d'établir une distance intérieure avec toi, en retrouvant dans mon souvenir le vécu tel qu'il était avant d'être dit avec des mots à toi», note-t-elle à propos de l'écriture des cahiers.
Doué pour les mots, Patrice s'approprie la langue et le corps des autres, dans une «virtuosité d'empathie» qui est l'«obsession de ne pas devenir [s]oi-même». Il ne respecte pas les frontières, ne les distingue pas: enfant, sa mère l'entraîne dans un jeu fusionnel, où il doit terminer les phrases qu'elle commence; interprète au Chili, il transforme le discours qu'il doit traduire. C'est au contact de Paco, enfant autiste rencontré à Santiago, qu'il apprendra «comment on peut parler des sentiments des autres sans les mettre en danger».

 

Transformation

Dans L'Accordeur de piano, musique, cinéma, danse et écriture sont autant de langages dont la nature est ambivalente, entre possibilité d'une communion et outil de séparation. «Ecrire tout cela m'a rendu le présent que j'avais perdu depuis longtemps. Mais maintenant il est différent d'autrefois: c'est un présent pour moi tout seul», remarque Patrice à la fin du roman. Quant à Patricia: «Ce qu'on a une fois saisi dans des mots, peut-on continuer à le vivre comme avant? Ou bien le silencieux travail des mots est-il la manière la plus efficace de changer la vie – plus efficace que la plus bruyante des explosions?»


En commençant à écrire, les jumeaux avaient l'ambition de tout dire. Dans quelle mesure est-ce possible? Dans quelle mesure les choses ne naissent-elles que des mots qui les disent? Reste qu'en créant des mondes, l'art et l'imagination donnent accès à une certaine vérité. L'écriture est transformatrice, nous dit Pascal Mercier. Commencer à écrire des romans «m'a donné une liberté intérieure et une clarté d'émotions qui ont profondément changé mon existence – dans la direction du bonheur», nous confiait-il cet été.

 

Pascal Mercier, L’Accordeur de piano, traduit de l’allemand par Nicole Casanova, Ed. Libella Maren Sell, 2008, 507 pp.

Pascal Mercier s'exprime sur L’Accordeur de piano dans la rubrique Interviews. Il figure aussi dans les "Portraits".

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