Sorties de piste

L’intrigue soudain dérape, change de direction voire même de personnage, s’achève parfois abruptement et nous laisse alors en plan, surpris, réjoui. Les protagonistes eux aussi sont tout à fait capables de passer d’un objectif à l’autre avec la plus grande aisance, brisant la logique du récit et jouant de nos attentes. Safran déroute, littéralement: ses onze textes sortent de route pour nous désarçonner, moqueurs et indisciplinés comme des chevaux sauvages qui s’échapperaient vers les terres du rêve et de l’étrange. Dans son deuxième recueil de nouvelles, la Genevoise Marina Salzmann lâche en effet la bride à l’imaginaire de manière très maîtrisée, et explore plus avant l’incertitude et le flottement qui imprégnait son premier recueil, Entre-deux (Prix Terra Nova et Bourse Anton Jaeger 2013).

 

Dans «Chantier», un homme se matériali­se soudain dans le fauteuil de la narratrice, tandis qu’elle n’ose plus sortir mais contemple les travaux depuis sa fenêtre: au dehors, les objets semblent s’aplatir et deviennent hostiles, «le monde était en train de disparaître, aspiré par le trou», et elle sait que sa mission est de différer cet anéantissement. Ailleurs, c’est d’une société truffée d’écrans et de caméras de surveillance dont il faut s’échapper pour gagner la zone libre où l’air est plus fluide. «Rank» joue délicieusement avec l’idée d’échelle: une femme angoissée à la pensée de perdre ses clés les copie, puis copie sa porte, sa maison, elle-même. Mais ne risque-t-elle pas l’incompatibilité des formats puisque la photocopieuse réduit tout? On pense à une Alice urbaine qui glisserait peu à peu dans le mensonge. L’adéquation problématique entre les mots et le réel est d’ailleurs au cœur de plusieurs des nouvelles de Safran, tandis qu’Alice réapparaît discrètement dans le nom du groupe rock de la jeune punkette de «Fugue» – Alice et les Rhizomes. Cherchant son chat dans le quartier, la narratrice dérive ici de rencontres en surprises, au fil d’une pensée en roue libre. Elle confie ainsi adorer miauler. «Car le miaou n’est qu’un miaou! Le miaou s’autodésigne au lieu de désigner un objet du monde! Le miaou est l’idéal perdu d’une langue où chaque mot serait la chose même!»

C’est avec ce décalage que joue l’écriture de Marina Salzmann, dans les mailles trop larges du langage, les interstices laissés par ce filet qui échoue à vraiment saisir le monde. L’univers qui se dessine ainsi dans Safran paraît hanté par l’angoisse de sa propre disparition, par un délitement insidieux et discret, infimes débandades du sens et de la logique. Or ces failles sont aussi gages de liberté, portes ouvertes à l’extravagance: peuvent s’y glisser l’absurde, le cocasse, la poésie ou l’enchantement, pour notre plus grand délice.

MARINA SALZMANN, SAFRAN, ED. BERNARD CAMPICHE, 2015, 169 PP.

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