Fraternité alcoolisée

ROMAN Dans «Arkansas», le Français Pierre Mérot se fait tour à tour lyrique et parodique pour dire l'importance de la transmission et le pouvoir de l'imagination. En dialogue avec une figure proche d'un certain Houellebecq...

Ce qui séduit d'emblée, c'est la générosité d'une écriture. Pierre Mérot entrechoque de manière très libre substantifs et adjectifs pour créer un flux d'associations inédites, autant de flèches poétiques se fichant dans sa prose ample et lui donnant du relief. Avec grâce, il jette des passerelles entre les genres, brise les frontières entre les niveaux de langage, mêlant farce et tragédie, autoportrait et parodie, lyrisme et vulgarité, puisant dans le réel comme dans les territoires du rêve et de l'absurde. Néologismes, exclamations, apostrophes, ferventes envolées: dans Arkansas, la vie éclate de toutes parts et les phrases, baroques, se déploient avec une gourmande sensualité. Une ode à la liberté d'inventer et à l'imagination qui met en abyme la posture de l'écrivain et du critique, où Pierre Mérot se rit de la reconnaissance littéraire et de l'imposture médiatique avec une joyeuse irrévérence.

Sordide utopie

La narration d'Arkansas est prise en charge par un couple improbable. Traum, vieil écrivain grincheux et un peu raté, se confie à son jeune protégé, le narrateur Baragouin. «Vague secrétaire, adjoint incertain d'un auteur impuissant», ce dernier est souvent agacé, doute, met le récit en question. Entre deux digressions alcoolisées, Traum lui raconte avec un mélange d'envie et de dégoût la fin de son ancien ami, François Court alias Kurtz, auteur à succès derrière lequel on devine la figure de Michel Houellebecq. Traum hospitalisé, Baragouin reprend la narration à son compte et en imagine la fin d'après les notes du vieil homme. A ce récit à deux voix se greffent les trois rêves de Traum, et l'histoire de Rita – orpheline abîmée par la vie et les bouges parisiens, fille de l'Est au parler fantasque, extravagante et libre, qui a un enfant de Kurtz.

Plusieurs fables et plusieurs temporalités s'entrelacent dans une diversité de discours qui partagent un même élan et un plaisir des mots quasi charnel – l'exact contre-pied du style houellebecquien, cette écriture froide et plate que Mérot parodie dans certains passages. Lui qui dit admirer l'oeuvre de Houellebecq n'épargne pas son ancien ami, et Arkansas réjouira les fans de l'auteur de La Possibilité d'une île comme ses détracteurs.

Kurtz est habité d'un nihilisme mou, d'un mépris fatigué pour ses semblables et les femmes en particulier, d'une haine tenace pour sa mère. Son succès proche de l'imposture le pose en gourou littéraire, qui «a construit son succès mondial sur une oeuvre annonçant les crépuscules de notre civilisation». Il deviendra bientôt gourou spirituel: «Arkansas» est le nom d'un ranch planté dans le désert espagnol, que Kurtz a racheté pour y créer une communauté utopique qui sombrera dans le sexe, la drogue et la violence. Fin du monde, liberté sexuelle, références au clonage: si ce camp monstrueux a des échos raéliens, il appartient aussi à l'univers de Mérot qui, en 2001, mêlait logique du rêve et horreur bureaucratique dans l'étrange Petit Camp (réédité avec Crucifiction par Flammarion en 2004).

Boisson décomplexée

Invention ou réalité, cette déchéance de Kurtz? Le doute persiste, mais peu importe. L'imaginaire est roi, il ouvre des mondes où tout est permis – l'un des rêves de Traum, hilarant, le montre en pèlerinage à Bruges, dialoguant avec un cygne portier d'hôtel avant d'aller boire avec Jean-Sébastien Bach, dit «Jojo».

C'est que l'essentiel est de partager un récit: derrière la farce grinçante, Pierre Mérot signe un roman sur la fraternité et la transmission, où la picole joue un rôle central. Après l'errance alcoolique de Mammifères qui lui valut le Prix Flore 2003, après la dérive éthylique d'un écrivain dans L'Irréaliste (2005), les deux figures de l'auteur dans Arkansas entretiennent avec la boisson une relation décomplexée. L'alcool donne accès aux fragilités de l'autre, à son authenticité, favorise une transe propice à la poésie. Le récit s'élabore donc au rythme des verres avalés par Baragouin et Traum dans l'appartement parisien de ce dernier – le «foutoir» – ou sur sa terrasse, au-dessus de la ville, hors du monde. Leur échange crée un monde empreint d'exagération lyrique et de mélancolie, de drôlerie et d'une sorte d'amour englobant, presque naïf, à la fois désespéré et enthousiaste. Où une gorgée de Ricard pur est «une sorte de cathédrale» qui, «dans une parfaite, brûlante et pieuse verticale, dégringola dans mon ventre, des vitraux archi-dorés éclatèrent, des piliers redressèrent mon squelette, et cela était plus énorme que l'amour»...

A l'opposé de la solitude qui fonde l'existence de Kurtz, Pierre Mérot dit ici l'importance du lien. Traum a sorti de la rue Baragouin, jeune paumé drogué; il aide Rita après qu'elle a fui Arkansas; elle-même sera sauvée par l'amour d'un forain taciturne et doux. Mais ce lien se tisse aussi avec d'autres textes, d'autres auteurs. On croise dans Arkansas des références au Maître et Marguerite de Boulgakov, roman à l'imagination débridée; le nom de Kurtz évoque Au coeur des ténèbres, de Conrad; le finale terrifiant d'Arkansas est un pastiche d'American Psycho, de Bret Easton Ellis. A travers le temps, une filiation littéraire se tisse, comme une famille choisie: quand le fils de Rita vient trouver Baragouin pour entendre l'histoire de son père, il donne un sens à l'existence du vieillissant narrateur. Qui lui offrira son récit avant d'aller boire «au bar miraculeux, parmi l'humanité proche, vitupérante et éternelle».

 

Pierre Mérot, Arkansas, Ed. Robert Laffont, 2008, 353 pp.
http://www.lecourrier.ch/fraternite_alcoolisee