Au bout du tunnel

ROMAN Dans «Adriana», la Bulgare Théodora Dimova brosse le portrait d'une femme dégoûtée d'elle-même qui plonge dans la déchéance. Un texte éblouissant sur la vieillesse, la quête de pardon et la transmission.

 

Au soir de sa vie, Adriana passe une petite annonce: elle recherche une jeune fille intelligente et cultivée pour lui tenir compagnie. C'est la flamboyante Ioura, étudiante, qui vient au rendez-vous et son existence en sera bouleversée: la vieille dame cherche une oreille qui puisse recueillir l'histoire de sa jeunesse gâchée et l'accompagner dans ses derniers instants. A voir l'Adriana d'aujourd'hui, on peine à imaginer les profondeurs glaciales, solitaires et violentes qui la menèrent à commettre l'irréparable. A 93 ans, elle rayonne. «J'aime ce qui m'arrive», dit-elle à Ioura aussitôt fascinée, «j'aime chaque instant de ma vie et je m'en délecte comme je suis sûre que vous ne savez pas le faire, justement parce que vous être très jeune, pétillante et jolie, la jeunesse n'a pas conscience d'elle-même.»

 

Blasée par l'argent

Adriana tourne autour de cet épisode fatal, noyau du récit qui détermina un avant et un après dans la vie de la vieille femme. Et pour y conduire son lecteur, Théodora Dimova élabore une architecture narrative raffinée qui contribue à la puissance du récit. Car l'histoire d'Adriana est rapportée par Ioura, cousine du narrateur Teodor, lui-même écrivain. C'est sur la terrasse de son atelier, lors d'une merveilleuse nuit d'été, que Ioura dévidera son récit. Sa voix croise celle d'Adriana, les deux se juxtaposent à celle de Teodor, contrepoint souvent douloureux qui voile alors d'une tonalité mineure les élans passionnés de Ioura. C'est qu'il est submergé par une tornade d'émotions durant le récit de sa cousine – agacement devant son irruption importune, prise de conscience de la nature de ses sentiments pour elle, jalousie (elle tombe amoureuse), fascination progressive pour Adriana dont il finira par accepter de raconter l'histoire. Cette structure en poupées russes, où plusieurs «je» s'entrecroisent, instille à la narration une dynamique virtuose où circulent émotions, échos et contrastes vivants entre trois mondes intimes.

A vingt-neuf ans, donc, Adriana est une jeune fille splendide et brillante mais «infiniment lasse de la vie, qui s'étirait comme un chat repu sur les millions de son père». Ceux-ci «loin de préserver des dangers, [...] n'insufflaient que ténèbres et froid, rongeaient comme la rouille, ils étaient le fruit de ce travail de taupe, de cet enfoncement au plus profond de la terre qui vous absorbait». Elle rêve d'envol et de liberté, fuit les tunnels obscurs de l'opulence et de la bigoterie de sa mère dans de longues nuits d'orgies, accompagnée par son frère, le soumis Tchervenko. Sans entrer dans les détails, Théodora Dimova dépeint magnifiquement cette jeune femme «maudite et décadente, tel un vers de Baudelaire». «Elle était la déliquescence incarnée, elle était rongée et écoeurée», à l'image des effroyables portraits qu'elle peint – ceux d'êtres vides qui la reflètent, «tableaux morts, cendreux» d'une malade. Jusqu'au jour où celle qui brise les coeurs avec mépris tombe amoureuse d'Adamov, déjà fiancé – le récit prend alors des accents dostoïevskiens pour dire la tragédie en route.

Théodora Dimova signe aussi un texte sur la vieillesse, le pardon et la possible rédemption. C'est une mystérieuse vieille femme qui rend la vie à Adriana, errant sur les falaise à moitié folle après le drame: une rencontre muette, un «secret inaccessible aux mots des humains» qui libère pour toujours la jeune femme de la peur, même face à la mort. C'est cela qu'elle tient à transmettre à Ioura. Enfin, la décrépitude physique du grand âge apparaît ici sans tabou. Alors que son corps semble avoir déjà disparu, qu'elle n'a presque plus apparence humaine, Adriana aime «être allongée nue sur la plage en été». La phrase, la première qu'elle adresse à une Ioura estomaquée, claque comme un défi – en accord avec son regard impossible à soutenir tant il semble l'incarnation d'une «joie qui est vivante et qui respire et qui comble tout ce qui l'entoure de couleurs vives».

 

Rythme haletant

Si le devoir de Ioura est de transmettre la dernière leçon d'Adriana, celui d'un écrivain est «d'enregistrer et de raconter, de témoigner, avec humilité», conclut Teodor. Théodora Dimova fait bien plus. Mais elle aussi s'est inspirée d'un récit déjà donné: celui laissé inachevé par son père, Dimiter Dimov, décédé l'année de sa naissance. Ecrivain célèbre dans la Bulgarie des années du stalinisme – dont il est l'une des premières victimes –, il avait ébauché une intrigue centrée sur une journée, où l'événement traumatique était prétexte à questionner «la société de son temps à l'époque du capitalisme naissant en Bulgarie, avant l'avènement du communisme», explique la traductrice Marie Vrinat.

Dimova a conservé les quatre personnages principaux (Adriana et son frère, Adamov et sa fiancée), et fait de cet épisode le noyau central de son roman. Mais celui-ci développe son propre monde, tandis que sa structure originale et féconde met en abîme le processus d'écriture et la figure de l'auteur. Surtout, le roman est porté par la langue singulière de Théodora Dimova. Ses longues phrases s'enroulent, à bout de souffle, dans une valse effrénée mais précise qui entraîne le lecteur dans un tourbillon de sens et de poésie. Le rythme haletant de l'écriture semble participer de l'acuité d'une vision: vive, tranchante, sensible, la plume de Dimova course les émotions les plus infimes, les contradictions subtiles, les zones d'ombre et de lumière de personnages à la fois ardents et tout en nuances. Intense et éblouissant.

 

Théodora Dimova, Adriana, traduit du bulgare par Marie Vrinat, Ed. des Syrtes, 2008, 169 pp.Photos.

Née à Sofia en 1966, Théodora Dimova a d’abord écrit du théâtre avant de publier son premier roman, Eminé, en 2001. Elle connaît une reconnaissance internationale avec Mères en 2005 (Ed. des Syrtes 2006), récompensé par le Prix de littérature est-européenne.

 

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