Lourd poison

ROMAN Jacques Chessex signe le trouble mais efficace «Un Juif pour l'exemple».

Difficile de passer à côté du dernier roman de Jacques Chessex: il s'est déjà vendu à plus de 20 000 exemplaires, a suscité la polémique à Payerne et a fait couler beaucoup d'encre. Réputation à la hauteur de l'horreur des faits décrits: un beau jour d'avril 1942 dans la ville broyarde, un groupe de jeunes pronazis, excités par le pasteur Philippe Lugrin et menés par le garagiste Fernand Ischi, tuent et dépècent Arthur Bloch, juif et marchand de bétail, avant de jeter ses morceaux dans le lac de Neuchâtel. Pour l'exemple. L'avènement d'Hitler en Suisse est proche, et ce meurtre leur assurera une bonne place dans le nouvel ordre, espèrent-ils.

Un Juif pour l'exemple dépeint la montée de l'antisémitisme dans une bourgade touchée par la récession, où faillites, chômage et humiliation forment le terreau fertile de la haine. Dans ce contexte délétère, les plaisanteries antisémites vont bon train dans les bistrots et «un lourd poison s'insinue» dont le crime ne semble que la suite logique. En parallèle à toute cette noirceur, Jacques Chessex montre le printemps qui se déploie dans une douce splendeur, brumes matinales et feuilles nouvelles offrant un contraste saisissant avec le gras et l'épaisseur des boucheries et des esprits...

Car l'auteur ne fait pas dans la dentelle pour décrire les Payernois, ces «gros lards mangeurs de cochon et protestants». Le commerce de la charcuterie fait la fortune de la ville: elle «respire et transpire dans le lard» et le cochon semble avoir déteint sur ses habitants. «Confusion héréditaire du sang des bêtes et des carcasses humaines vissées à leur destin rural qui se défont dans la terre des cimetières oubliés.» Ces destins sont marqués par l'«enfermement», l'«abêtissement», la «rumination»... Les Payernois forment un bloc monolithique et porcin, caricature qui permet à l'auteur de dramatiser la progression du mal et de la saleté dans les consciences... tout en usant de la même rhétorique qui a déshumanisé les Juifs, qualifiés de «vermine» et de «cancrelats» dans la vulgate antisémite. Doit-on rappeler que ce sont des humains qui ont commis la Shoah, non des porcs? Le procédé suscite un malaise, d'autant que la langue de l'auteur, rapide et précise, traversée de sombres images et d'une puissante résonance dramatique, s'avère très efficace. Et que l'exercice ne tient pas non plus du pamphlet, où grossir le trait permet d'épingler les travers de ses semblables en maniant l'arme de l'ironie.

 

IMPARDONNABLE

Jacques Chessex se fait ici chroniqueur, qui relate un fait divers traumatisant en s'efforçant à l'objectivité, tout en instaurant une réelle tension par son usage de la métaphore, par le rythme de ses phrases qui vont à l'essentiel. S'il commente parfois l'action, il reste en retrait, narrateur omniscient d'un crime qui a marqué son enfance. C'est qu'il avait huit ans à l'époque, et il en garde depuis un sentiment de culpabilité. «Je raconte une histoire immonde et j'ai honte d'en écrire le moindre mot», note-t-il à la fin du récit, quand il prend la parole pour commenter sa démarche. «J'ai honte de rapporter un discours, des mots, un ton, des actes qui ne sont pas les miens mais qui le deviennent sans que je le veuille par l'écriture.» Et d'invoquer le philosophe français Vladimir Jankélévitch, pour qui rapporter le moindre propos antisémite est déjà intolérable.

Mais l'enfant de Payerne doit libérer sa mémoire de ce qui l'empoisonne. Egoïste manière de se délivrer, sans souci des descendants des meurtriers? Salutaire devoir de mémoire? A chacun de se faire son opinion. Chessex s'interroge sur la notion d'imprescriptibilité, sur ce qu'on ne peut pardonner, et se heurte à ce «verrou», «refus opaque au fond du vide, sur quoi Dieu se tait, ou sait, décide...» Face à l'opacité, lui se tourne vers l'écriture et vers ce Dieu qui sait, dont il implore la pitié dans une dernière phrase en forme de prière. L'épitaphe qui orne la tombe d'Arthur Bloch, «Dieu sait pourquoi», contenait, elle, une éloquente ambiguïté .

 

Jacques Chessex, Un Juif pour l'exemple, Ed. Grasset, 2009, 103 pp.

 

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