Les supermarchés du sentiment

FRANCE Dans «Fake», son premier roman, Giulio Minghini fait le récit percutant d'une addiction aux sites de rencontres sur internet. Une interrogation de la solitude, de l'identité et de la faillite amoureuse.

 

«Je me suis vomi, je me suis créé, transformé, recraché, et cela à plusieurs reprises. Ma dose était la suivante: cinq bouteilles de Wyborowa par semaine, trois paquets de Marlboro sénégalaises par jour, deux Prozac. Lexomil pour dormir, trois quarts. (...) Une fois réveillé, j'allais vérifier mon courrier. Lire, répondre, relancer, inventer des pièges, mentir encore.» Le ton est donné dès l'entame: c'est une descente dans «l'enfer moderne» des sites de rencontres que raconte Giulio Minghini, Italien établi à Paris, dans un premier roman en forme de confession. Mais si l'on devine l'auteur proche de son narrateur, Fake va bien au-delà du simple témoignage ou de la critique d'un phénomène de société encore largement ignoré par la littérature – en France, sur 12 millions de célibataires, la moitié se serait déjà inscrite sur un portail de rencontres.

Lecteur pour une petite maison d'édition et traducteur, Giulio Minghini signe un texte littéraire fort qui questionne la perte de soi, interroge les formes contemporaines de la solitude et de la misère affective, et décortique les mécanismes de l'addiction. L'alignement sordide des rencontres et la brutalité du propos sont portés par une langue ciselée où jouent à part égale pudeur et franchise crue, l'honnêteté courageuse du récit ne rimant jamais avec complaisance. Contre la superficialité des discours sur la Toile, face à l'opacité des corps à consommer, restent le langage poétique et son poids de vérité: c'est peut-être ce qui sauve le narrateur, qui tente de capturer ses relations illusoires et ses émotions virtuelles dans le réseau de ses mots à lui, appelant à la rescousse le poète René Crevel, qu'il traduit – tout comme Minghini.

 

Au coeur du labyrinthe

Reprenons. Après une rupture douloureuse, donc, le narrateur, jeune Italien installé à Paris, s'inscrit sur pointscommuns.com, site (réel) de rencontres fondées sur les affinités culturelles. Il s'agace d'abord de la «prétention intellectuelle» de ses membres, du fait qu'internet reproduise les barrières de classe: il suffit d'avoir «lu trois livres et d'afficher des convictions – même vagues – de gauche. Ne pas être repoussant, ne pas faire de fautes d'orthographe, se déclarer athée ou agnostique, se la jouer éventuellement un peu 'artiste' (photographe doit marcher à coup sûr) et, surtout, être blanc.» Mais il a mis le pied dans un labyrinthe au coeur duquel il n'y a pas de monstre, rien que du vide, et qui n'a peut-être pas de sortie: «Ce fut le commencement d'une nuit blanche qui allait durer une année entière, métamorphosant, par son éclat pixelisé, mes veilles et mes étreintes.»

S'ensuit une véritable noyade dans une succession d'aventures faciles et sans consistance. «Additionner les rencontres pour se soustraire», note-t-il, tandis qu'il éprouve l'étrange sensation «d'être avec des gens» et en même temps «isolé parmi ces ombres pulsantes et insaisissables, emprisonnées dans un espace parallèle». Prolonger son abonnement, c'est signer un «contrat avec [s]on absence»: il fuit sa douleur dans une sorte de frénésie consumériste, pris de vertige devant les milliers de profils disponibles en un clic de souris. Sur les rayons de ce gigantesque supermarché virtuel, il suffit de puiser parmi les visages en promotion, qui affichent intérêts et mensurations comme autant d'arguments de vente. Standardisation du désir et marchandisation des goûts sont ici la règle – au moment de créer son profil, d'ailleurs, «on ne peut afficher dans sa liste de préférences que ce qu'il est possible d'acheter sur alapage.com»...

 

Fuite en avant

Et le narrateur de sombrer dans une spirale autodestructrice où la consommation effrénée des corps creuse son vide existentiel. Il butine, se perd, se disperse, s'inscrit sur d'autres sites et se démultiplie dans d'innombrables fakes – «faux», identités inventées –, créant même des profils féminins. Qui est-il? Laquelle de ses prothèses identitaires, doubles virtuels à l'éphémère existence? Il manipule, ment et se ment, achève de perdre contact avec la réalité. Et s'il assimile chaque nouvelle rencontre à un petit suicide, il est incapable de s'arrêter – l'aiguillon qui le rendra à lui sera la souffrance de la jalousie, quand l'une de ses conquêtes, prise dans la même addiction, lui échappe.

«Tout ce qui était libertinage au dix-huitième siècle en Europe, lorsque l'emprise de la morale catholique était suffocante, n'est plus qu'une forme de libéralisme sauvage diaboliquement déguisé en liberté», écrit Minghini. On l'aura compris, on est loin ici de la joyeuse transgression de quelque tabou ou d'une quête de plaisir hédoniste. Plutôt dans une fuite en avant destructrice, triste, douloureuse.

Vaste et inquiète interrogation sur la solitude, la rencontre et le besoin d'amour, Fake est aussi un roman de l'exil – de soi, d'un pays, d'une langue. Minghini a choisi le français pour se distancer de l'Italie, «gouvernée par le pire», qu'il épingle ici cruellement. Derrière ce récit d'une addiction, enfin, résonne l'écho d'un manque plus fondamental et largement partagé: cette faille intime, ce besoin de complétude toujours inassouvi, ce qui rend fragile au risque de se «falsifier», n'est-ce pas ce qui constitue l'être humain? Le protagoniste de Fake, lui, finit par cliquer sur «déconnexion». Giulio Minghini est toujours inscrit sur pointcommuns.com. Son profil affiche les commentaires d'autres membres du réseau sur Fake.

Giulio Minghini, Fake, Ed. Allia, 2009.

 

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