De romantique à romanesque

«EFINA» Dans un deuxième roman au style hypnotique, sur le fil entre distance et intimité, Noëlle Revaz raconte une histoire d'amour entre un comédien et l'une de ses admiratrices.

 

Dans Rapport aux bêtes, Noëlle Revaz inventait une langue oralisée, âcre et rapide, reflet de l'âme frustre d'un paysan qui préférait ses bêtes à sa femme. Efina frappe également par la stylisation de son écriture: elle s'attache aux faits, tend à une sorte de neutralité, d'objectivité apparente qui suscite un fort sentiment d'étrangeté puisque c'est d'une histoire d'amour qu'il s'agit. A l'instar de ses deux protagonistes, l'auteure valaisanne joue ici sur le fil entre éloignement et intimité et trouve une juste distance, qui passe par un singulier travail formel. Résultat: un récit au ton déroutant et au rythme quasi hypnotique, souvent drôle, qui pose aussi la question de l'amour en tant que fiction romanesque.

 

Comme deux aimants

«Une jeune femme, va au théâtre, un jeudi», dit l'entame. Elle est subjuguée par le comédien. Elle reconnaît T., qui est un peu plus âgé et réveille un souvenir: «Il y a eu une lettre. Une lettre a été écrite, elle ne sait quand ni pour quelle raison expédiée.» Elle ne se rappelle plus si elle y avait répondu et rédige une nouvelle missive qu'elle n'envoie pas; il fait de même de son côté. Le temps passe. Attirés de façon incompréhensible l'un par l'autre, les deux s'agacent de ce sentiment et tentent d'y résister, s'oublient, se croisent, s'écrivent, se revoient, finissent par vivre ensemble, se séparent, peinent à reconnaître l'amour qui les lie malgré les obstacles et les apparences, prennent d'autres amants, différents chiens, mais ne se libèrent jamais de l'obsession de l'autre... «Une chose ne veut pas mourir, mais on ne peut la saisir.» Cette relation durera toute leur vie.

Non linéaire, le récit suit les méandres du quotidien et des sentiments d'Efina et de T. en alternant lettres et péripéties, et en sautant des mois, voire des années. La vitesse de l'écriture, qui semble épouser les mouvements de la pensée des protagonistes, et leurs lettres où le «je» soudain apparaît, contrebalancent la distance imposée par la troisième personne.

Qui parle? D'où parle-t-on? C'est ce qui intrigue tout au long d'Efina, Noëlle Revaz déployant une voix inimitable jusqu'à la fin du roman sans lasser. On est fasciné par ce mélange entre la proximité des personnages et un ton parfois presque désincarné à force de s'attacher aux détails, un extrême recul du regard qui tend à dépouiller Efina et T. de leur intériorité, les transformant alors en marionnettes sans épaisseur, personnages de carton-pâte aux gesticulations absurdes. Cette distance est par ailleurs génératrice d'ironie et d'humour. Ainsi de la succession des chiens d'Efina, qui défilent comme autant de formes différentes et prétextes à promenades, mais auxquels elle semble à peine attentive – pas plus qu'à ses amants ou à son enfant tout juste mentionné.

Tandis qu'elle semble vivre à côté d'elle-même, T. est l'archétype du comédien, figure magnifiée et mythe vivant – même si Noëlle Revaz s'amuse à montrer l'envers du décor, moins glorieux. Toujours en représentation, T. n'existe que lorsqu'il joue, écrit ou séduit – c'est-à-dire au moment de la performance, dans la création. Le reste du temps, il est creux. Qu'il ne soit jamais nommé autrement que par son initiale souligne ce vide: il est un espace de possibilités, un objet du désir des autres, écran blanc sur lequel chacun projette ce qu'il veut et miroir qui peut refléter tous les rôles. La question du jeu pose aussi celle du degré d'engagement dans sa propre vie, que ni Efina ni T. ne semblent au final réellement habiter.

 

Le filtre des mots

La métaphore du comédien permet ainsi à l'auteure de développer une réflexion autour du jeu, de l'identité et des faux-semblants, du mensonge et de la réalité. Relations et rôles sociaux, sentiments, manières d'être, ne sont-ils pas aussi à la fois une fiction et une performance? L'amour lui-même n'est-il pas une construction, forcément romanesque? Ce n'est pas un hasard si l'amour entre Efina et T. naît au théâtre et se construit au fil d'une correspondance: les sentiments ont besoin du filtre des mots et du détour de la fiction pour prendre forme, pour être exprimés; ils sont donc forcément recréés, construits, joués.

Ce nécessaire détour par la construction formelle – les lettres, le langage littéraire ou théâtral – esquisse aussi une éthique de la pudeur: difficile d'avoir un accès direct aux sentiments. Il s'agit de faire confiance à la capacité créatrice du langage. Quittant le registre émotionnel pour entrer de plain-pied dans celui de la littérature, c'est de fait par son inventivité formelle que Noëlle Revaz donne sens à cette histoire d'amour loin de tout pathos.

Noëlle Revaz, Efina, Ed. Gallimard, 2009.

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