Associés anonymes

ITALIE Deux auteurs du collectif Wu Ming signent des romans individuels. Le brillant «New Thing» et l’inégal «Guerre aux humains» allient regard engagé sur le monde et recherche formelle.

 

Wu Ming? En chinois, l’expression signifie «sans nom», ou «cinq noms», en fonction de la prononciation. Sous ce pseudonyme se cache un collectif de cinq jeunes Italiens, auteurs de plusieurs best-sellers traduits dans une dizaine de langues. Leur œuvre romanesque ambitieuse, qui brasse des dizaines de personnages réels ou imaginaires, aborde des périodes charnières de l’histoire mondiale et témoigne d’une imagination narrative et formelle féconde tout en reflétant une posture engagée sur des enjeux sociaux et politiques. Les auteurs ont «des idées et la pratique qui va avec», écrit le traducteur Serge Quadruppani dans sa préface à New Thing et Guerre aux humains, romans individuels de deux des membres de Wu Ming, qui paraissent aujourd’hui chez Métailié.

En effet, le collectif ne rechigne pas à défendre ses convictions. En 2001, il lançait un appel remarqué à manifester contre le sommet du G8 à Gênes; les véritables noms de ses cinq membres ne sont pas un mystère; ils ont participé à quelque 300 rencontres en Italie et ailleurs. Egalement actif dans les domaines du cinéma, de la musique et de la vidéo, théoricien sur des thèmes aussi divers que la création des mythes, la culture pop ou le copyleft (libre partage du sa- voir), Wu Ming met gratuitement ses romans à disposition des lecteurs sur son site internet1.

Enfin, si ses membres ne renoncent pas au pseudonyme lorsqu’ils signent des ouvrages personnels, c’est que choisir de s’appeler «Wu Ming» est à la fois un hommage à la dissidence – cette signature est utilisée par les citoyens chinois qui militent pour la démocratie et la liberté d’expression – et une remise en question du statut de l’auteur: «Un refus de la machine qui fabrique des célébrités, dont l’auteur devient une étoile sur la chaîne de montage», écrivent-ils.

MEURTRES ET FREE JAZZ

Signé Wu Ming 1, donc, New Thing a pour toile de fond la montée du Black Po-wer dans les Etats-Unis des années 1960 et la contre-offensive des services secrets américains, le tout au rythme du free jazz – cette new thing dont l’émergence susci- ta souvent des réactions d’incompréhension apeurée dans la classe moyenne blanche. L’intrigue: à New York, en 1967, plusieurs musiciens noirs du jazz d’avant-garde sont assassinés en quelques se- maines. Attribuées au «Fils de Whiteman», ces morts violentes ne sont pas élucidées. Wu Ming 1 juxtapose les témoignages des acteurs de l’époque pour esquisser peu à peu le puzzle d’une explication.

POLYPHONIE

En parfait accord avec son sujet, la structure polyphonique du récit fait se heurter et dialoguer des voix au tempo et au style différents. On y entend les paroles de Martin Luther King ou de Malcolm X, le free jazz d’Archie Sheep et de John Coltrane, des coupures de presse et les étonnants enregistrements de la jeune Sonia Langmut, journaliste très impliquée dans l’enquête, les envolées fantastiques d’un musicien- jardinier accro au crac, les voix du ghetto et d’un traumatisé d’Hiroshima. Toutes se font écho dans un rythme syncopé, formant une sorte de jazz discursif où les silences donnent au récit son articulation. Dans un intéressant «Générique» final, Wu Ming 1 explique avoir été influencé par les œuvres nées du new journalism américain dans les années 1960. Simulant une extinction de leur propre voix, leurs auteurs se posent en metteurs en scène de la matière narrative, s’exprimant à travers le montage de sources disparates: «La méthode de composition et les stratégies narratives imitent le langage du documentaire et de la vidéo-enquête.» Ancrée dans l’univers fascinant d’un Brooklyn à la fois réel et inventé, cette œuvre intelligente est portée par un véritable souffle poétique.

Plus classique du point de vue narratif et stylistique, Guerre aux humains, de Wu Ming 2, marie le genre du polar réaliste à celui du roman philosophique à la Candide. Marco fuit l’aliénation de la vie urbaine pour aller vivre en ermite dans une grotte des monts de l’Apennin, porté par l’ambition de fonder une nouvelle civilisation. Mais les montagnes sont loin d’être désertes. Chasseurs de sangliers, trafiquants, combats de chiens illégaux, clandestins africains, construction d’une voie ferroviaire, terroristes écolos: le jeune homme est bientôt au centre d’événements qui le dépassent. Il est secondé par la jeune Gaia, grande lectrice à la recherche de son saint-bernard, et par le gladiateur nigérian Sydney. L’intrigue alterne descriptions sensibles de la nature automnale et scènes d’action parfois délicieusement insolites.

ÉCOLOGIE

A travers les réflexions de son héraut de la société troglodyte et d’extraits de L’Invasion des humains, roman (fictif) de science-fiction signé Emerson Krott, Wu Ming 2 questionne l’impact de l’homme sur son environnement. Mais ses phrases courtes, ramassées, sa manière trop contrôlée de jouer de ses personnages comme de pions sur l’échiquier du récit, empêchent l’intrigue de réellement prendre son envol.

 

Wu Ming 1, New Thing et Wu Ming 2, Guerre aux humains, traduits de l’italien et présentés par Serge Quadruppani, Ed. Métailié, 2007, resp. 217 pp. et 341 pp. 

1 www.wumingfounda-tion.com: la plate-forme présente la démarche du collectif dans plus d’une dizaine de langues et diffuse un bulletin à des milliers d’abonnés.

 

Guérilla à coups de canulars

A la préhistoire du collectif Wu Ming Foundation, il y a Luther Blissett: un pseudonyme adopté de manière informelle par des centaines d’artistes et activistes dans toute l’Europe qui décident, durant l’été 1994, de prendre la même identité. Pour des raisons encore obscures, le nom est emprunté à un footballeur anglais des années 1980. Ces artistes sont engagés dans un «plan quinquennal», afin de «raconter au monde une grande histoire, créer une légende, faire naître un nouveau type d’héros populaire», explique Wu Ming sur son site.

COLLAGES

Actif essentiellement en Italie, en Espagne, en Allemagne et au Royaume Uni, Luther Blissett est marqué par diverses influences: l’intérêt pour le concept de «no copyright» et la culture «do it yourself» des punk rock; le monde des autoproductions et des fanzines; le réseau de l’art underground et les expériences du xerox art, du mail art (1) ou du néoïsme (notamment les «Festivals du plagiat» organisés en 1988- 1989 par Stewart Home); ou encore le cut’n’mix et le dub, le sampling et la house music – tout un monde où recyclage et citation profitent d’une technologie à présent disponible pour le plus grand nombre.

ROBIN DES BOIS DE L’INFORMATION

Associant engagement politique, réflexion théorique, démarche artistique et usage novateur des médias et des nouvelles technologies, Luther Blissett se lance dans une «guérilla à l’intérieur et contre une industrie de la culture en voie de transformation radicale (nous sommes aux origines du web)», explique Wu Ming sur son site. En Italie, le Luther Blissett Project (LBP) devient un maître du plagiat, qui multiplie les canulars médiatiques durant cinq ans. En «Robin des Bois de l’information», il organise des campagnes de solidarité pour les victimes de la censure et de la répression, et ses mystifications – toujours revendiquées – sont élaborées comme autant de performances artistiques. Objectif: faire de la «contre-information homéopathique». En injectant une dose calculée de fausseté dans les médias, ils entendent «montrer le manque de sérieux de beaucoup de créateurs d’opinions et le manque de fondements des climats de panique morale», écrit le traducteur Serge Quadruppani dans sa préface à New Thing.

LA DERNIÈRE BLAGUE

Un seul exemple, parmi tant d’autres. En 1998-1999, le sculpteur et performeur serbe Darko Maver est emprisonné pour «conduite antisociale». Son art est censuré par le régime: ses œuvres, des mannequins grandeur nature, reproduisent les traits de cadavres torturés et mutilés. Un appel de solidarité est publié dans de prestigieux hebdomadaires artistiques, de fameux critiques d’art affirment le connaître personnellement, ses œuvres sont exposées à Bologne et Rome. Lorsque Darko Maver meurt dans sa cellule pendant un bombardement de l’OTAN, une photo de son corps est publiée sur le web. Mais cet homme est en fait un membre sicilien du LBP, qui revendique alors le canular. Maver n’a jamais existé, et ses «œuvres» sont des photos de cadavres authentiques trouvées sur le site rotten.com...

C’est la dernière blague du LBP. En janvier 2000, la fin du «plan quinquennal» est célébrée par la sortie de Luther Blissett: The Open Pop Star, cd «plein d’électronique déviante, voix mystérieuses et cut-up à l’é- tat sauvage», selon Wu Ming. Les «vétérans» disparaissent de manière symbolique, pratiquant le suicide rituel des samouraïs ou seppuku. La fin du LPB n’entraîne pas l’extinction du nom, qui continue à animer le débat culturel et reste une signature utilisée sur le web. Ses canulars sont devenus des cas d’étude sociologiques, et d’autres groupes émergent – dont Wu Ming Foundation, début 2000, quand un cinquième écrivain se joint aux quatre auteurs de Q, publié en 1999. C’est la naissance d’un projet davantage concen- tré sur la littérature et la narration, mais dont la démarche n’est pas moins radicale que celle de son prédécesseur. 

 

1) Le xerox art consiste à photocopier des objets. La manière inattendue dont la lumière saisit leurs courbes affecte l’1 Le xerox art consiste à photocopier des objets. La manière inattendue dont la lumière saisit leurs courbes affecte l’image finale. Le mail art intègre des éléments du service postal (timbres, enveloppes); il ne dépend pas des galeries, contestées, mais de la poste: organisés en réseau, les artistes s’envoient leurs œuvres par courrier.image finale. Le mail art intègre des éléments du service postal (timbres, enveloppes); il ne dépend pas des galeries, contestées, mais de la poste: organisés en réseau, les artistes s’envoient leurs œuvres par courrier.

Quelques titres du collectif. Q (Einaudi, Turin 1999), tr. en français sous le titre L’Œil de Carafa, Ed. Seuil, 2001 ; 54 (Einaudi, Turin 2002) ; Manituana (Einaudi, Turin 2007), premier volume d’un triptyque qui se passe au XVIIIe siècle, publié en français par Métailié en 2008.

Autres titres en solo. Wu Ming 5, Havana Glam (2001) et Free Karma Food (2006). Pas encore traduits en français.

 

Paru dans Le Courrier du 1er septembre 2007

Voir aussi Wu Ming à la rubrique "Vie littéraire".