Lignes de failles

ROBERT PINGET Figure de proue du Nouveau Roman, l'écrivain revient au coeur de l'actualité avec notamment «La Fissure», roman inédit publié par les éditions genevoises MétisPresses.

Ce mois, Paris lui consacrait un colloque et ses lettres à Samuel Beckett étaient au coeur d'une soirée de lecture. En même temps paraissait Mahu reparle, roman encore iné-dit. Aujourd'hui, deux revues françaises lui préparent un dossier tandis que la jeune maison d'édition genevoise MétisPresses publie La Fissure, précédé de la pièce de théâtre Malicotte-la-Frontière. Décédé en 1997, Robert Pinget revient décidément sous les feux de l'actualité et ce n'est sans doute qu'un début: le fonds Pinget déposé en 2002 à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, à Paris, recèle d'autres manuscrits et tapuscrits encore à découvrir.

Si La Fissure est un roman inédit, Malicotte-la-Frontière, première pièce de Pinget, était tombée dans l'oubli, victime des coupes opérées par les Editions de Minuit en 1966 quand elles rééditent son premier recueil de textes Entre Fantoine et Agapa: Minuit supprime alors deux histoires ainsi que des ébauches de pièces et de scénarios. La même année, Pinget prend son essor: il a reçu le prix Femina pour son roman Quelqu'un, et sa pièce L'Hypothèse est jouée à Genève et Paris.

 

PASSER LA FRONTIERE

Prendre la route, passer la frontière: le thème est familier à l'auteur de L'Inquisitoire. Né à Genève en 1919, Pinget est mobilisé pendant la guerre, puis travaille pour une étude d'avocats dans sa ville natale pendant deux ans. Il rejoint ensuite Paris, où il s'inscrit à l'Ecole nationale des beaux-arts, abandonnant le droit pour la peinture – puis pour l'écriture dès 1952. Son rapport à la frontière est solitaire, intime plus que politique: elle est «la trace poétique de l'exil en cours d'accomplissement», écrit Clothilde Roullier dans sa préface à La Fissure... «Dès lors que Pinget passe la frontière, laisse visiblement de côté le poème et entre dans la narration, tout se met à trembler. La frontière serpentine et retorse dans Malicotte-la-frontière pourrait bien signer le début de cette mise en branle du système.»

Dans cette pièce en un acte, Malicotte le contrebandier et Célise sont retenus par la pluie dans une auberge. Ils lient conversation autour de la frontière, qui fascine autant qu'elle emprisonne Malicotte. Célise se met à dessiner l'homme immobile et son crayon capture le tracé de la frontière qui court sur son corps. Acte magique par lequel cette ligne abstraite passe d'un corps à l'autre: comme possédée, littéralement ravie par la frontière, Célise échappe alors aux conventions et à son mari avocat. Ecrite en écho à la pratique plastique de Pinget, la pièce condense des questionnements majeurs de son oeuvre et est le terreau d'où émergera Mahu, son premier héros romanesque. La frontière lancera aussi Pinget dans l'exploration des marges.

 

TEXTE EN CROIX

La ville imaginaire de Sirancy apparaît à la fois dans Malicotte-la-Frontière et dans La Fissure: «Points d'ancrage et lignes de fuite entrent toujours en tension», écrit Clothilde Roullier. On ne pourrait mieux définir La Fissure, qui inscrit son titre dans sa mise en page même. Le texte est distribué selon un motif en croix, une faille verticale traversant une fissure horizontale, les deux jouant toutefois un rôle différent: séparés par le fossé vertical, deux textes défilent en parallèle, tandis que la respiration horizontale invite simplement à une pause visuelle sans incidence sur la narration.

La mise en page évoque aussi l'idée de carrefour, de points cardinaux. Et Clothilde Roullier de rappeler les rituels romains de fondation des villes, dont l'enceinte était d'abord tracée à la charrue: chez Pinget, la charrue «réactive la pensée géométrique», le sillon «relance l'écriture en voie de dissémination». Architecture sacrée, espaces des morts et des vivants, symbolique des nombres: «Il y aurait encore à creuser autour de ces questions», relève Patrick Suter, qui dirige la collection Le Métier à tisser chez MétisPresses. «C'est par exemple à la page 77 du tapuscrit que la césure horizontale disparaît...»

Les deux récits ne sont pas imperméables mais reliés par des échos, des personnages, des atmosphères, des thèmes – le cimetière, le crime, etc. Le texte de gauche s'ouvre ainsi dans un cimetière, le narrateur rampant «dans les ténèbres épaisses et les odeurs de glèbe de terre d'humus»; aussi faible et démuni qu'un personnage beckettien, il se fraye un passage entre allées et contre-allées (motifs en croix, encore...). La seconde trame commence par évoquer en écho la Toussaint puis bascule sur une scène de marché pour glisser vers d'autres histoires, d'autres espaces, d'autres voix, de façon fluide et quasi imperceptible.

 

VOIX MULTIPLES

Les images et les récits s'enchaînent, et c'est presque miraculeusement que le lecteur embarque dans cette polyphonie foisonnante où s'emmêlent une multitude de voix, «parque bredouillante» qui brasse des mondes et mêle les registres de langage. L'absence de ponctuation et de majuscules est compensée par un rythme tenu qui rend la lecture aisée: la respiration est donnée par le tempo des mots et l'intonation perçue dans des phrasés riches, tantôt très poétiques, tantôt emprunts d'une oralité feinte. Le roman regorge ainsi de vie, abonde en parlers, en personnages, et réussit à s'incarner malgré sa dimension a priori abstraite. Une générosité un peu folle qui affleure entre deux plages de néant: démarrant au milieu d'une phrase littéralement interminable, les deux récits surgissent du rien pour y retourner – le premier prend même fin sur un mot inachevé. Errance infinie et fascinante.

Hétérogène, disparate, polyphonique, La Fissure a toute sa place dans la collection Le Métier à tisser, se réjouit Patrick Suter: «Nous publions des livres en partie composés de plusieurs textes, qui accueillent une diversité de genres et un va-et-vient entre formes différentes.» Mais comment expliquer qu'une petite maison genevoise publie l'un des écrivains les plus importants du Nouveau Roman, dont presque toute l'oeuvre est éditée chez Minuit? «Peut-être que la présentation typographique de La Fissure a freiné l'éditeur à l'époque, voire aujourd'hui encore», avance Patrick Suter. «A moins que Pinget lui-même ait douté de cette forme. Mais si le texte n'a pas été publié, l'auteur y a beaucoup puisé et son matériau a été utilisé ailleurs.»

Robert Pinget, La Fissure, Ed. Métispresse, 2009.

 

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