Ecrire contre le silence

«LA BÉANCE» Sandrine Fabbri construit un récit d'une grande intelligence poétique, contre le mensonge et le vide qui ont suivi le suicide de sa mère.

Elle a onze ans quand sa mère se jette par la fenêtre. Le lendemain, la famille devait partir en vacances. Mais toute la journée, mère et fille ont rendu visite – à la famille, à une amie, au psychiatre – et, le soir venu, les valises ne sont pas bouclées. «Depuis le matin, je t'ai suivie à la trace, une peur instinctive accrochée au ventre, je t'ai observée, surveillée. Fruit de tes entrailles, les miennes me tenaillaient.» Sa mère l'envoie se coucher puis se tue. A l'angoisse succède l'horreur. «Le silence est devenu assourdissant. Tout s'est immobilisé.» La petite fille n'a pas pu empêcher l'irréparable, interpréter son pressentiment, ce vertige ressenti sur le balcon, l'après-midi, bien avant que sa mère ne saute dans le vide. Elle attendra en vain que son père vienne l'arracher à ses draps et au «silence livide». Cette nuit-là, une fois l'ambulance partie, elle comprend enfin ce qu'il faut faire: «Nous fuirons, loin de lui, loin du père. (...) Demain, je serai à côté de toi avec toi et je te dirai enfin ce que je ne te dis jamais, ce que tu attends de moi depuis si longtemps. Demain, je te dirai Maman, je t'aime.» Mais il est trop tard, le fol espoir sera vite anéanti.

Ainsi s'ouvre La Béance, en cinq pages à la fois terribles et splendides adressées à la mère, où le «tu» retentit encore avant de se taire, devenu sans objet, remplacé par ce «elle» qui figure l'absence. Pudique et puissant, ce premier récit de la traductrice et journaliste genevoise Sandrine Fabbri va bien au-delà de la chronique d'un suicide annoncé, et transcende les étiquettes – autofiction ou récit autobiographique. En quête d'une vérité qui a toujours été niée, la fillette pétrifiée, devenue adulte, tente ici de comprendre, de combler par ses mots le vide et le mensonge et, dans le même mouvement, se reconstruit et invente une langue.

 

Mener l'enquête

Car à la violence des faits s'est ajoutée celle du silence d'un père enfermé dans le déni. «Elle m'a aimé jusqu'au dernier jour», répète-t-il au sujet de sa femme; pour lui, sa mort était un accident, alors qu'aux yeux de sa fille il en est responsable. Les deux survivants ne se parlent pas mais se livrent un duel sans fin, rejouant la même scène dans l'appartement trop vaste, tombeau glacé figé dans le passé, au milieu de la cité satellite haïe. «Mon père a englouti ma mère dans ses rêves mensongers pour ne pas avoir à se confronter à elle et pour mieux me la dérober.» Aujourd'hui qu'il n'est plus, décédé le même jour que sa femme, vingt-sept ans après, Sandrine Fabbri prend la parole pour mettre enfin des mots justes sur le drame. La Béance suit trois axes. La narratrice explore le passé de ses parents afin d'y déchiffrer les signes avant-coureurs de la dégringolade; en parallèle, elle évoque ses souvenirs; enfin, on y lit ses hypothèses, l'avancée de ses recherches, ses projections et états d'âme.

Son père slovène a été rebaptisé Natale Fabbri par l'Italie fasciste – un passeport transalpin qui sera le sésame pour la Suisse. A Genève, le mécanicien de précision devient fonctionnaire international en décrochant un emploi au CERN. Il tombe amoureux de Sylvia au premier regard, et lui fait la cour pendant des années émaillées de ruptures jusqu'à ce qu'elle accepte de l'épouser. Mais elle, si libre, entourée d'amants, joyeuse et sportive, étouffe bientôt. Elle n'a pas le droit de travailler, de conduire ni de sortir, son mari sait mieux qu'elle ce dont elle a besoin – une négation de l'autre qui s'avère destructrice, et qu'il reproduira avec sa fille. Sylvia fait de fréquents séjours en hôpital psychiatrique, où on ne l'écoute pas davantage: elle a beau y hurler sa haine, son envie de divorcer, sa peur que son mari ne la tue si elle le quitte, toujours on la renvoie vers lui assommée d'antidépresseurs.

 

«Les mots pour me dire»

Dans les photos et lettres retrouvées, dans le dossier médical auquel elle a finalement accès, grâce aux récits que lui livrent la famille, la narratrice cherche à «voir un peu plus clair», avec le sentiment que ce suicide aurait pu être évité. Elle ne trouvera pas de réponse définitive. Pourtant son enquête ébranle ses interprétations anciennes, les défenses mises en place enfant, la haine envers son père. Le récit s'ouvre aussi à d'autres existences au-delà du noyau familial, ancrant le drame dans les dysfonctionnements d'un système relationnel et social plus vaste. Ainsi de cette description poignante de la solitude et de la dépression des femmes engluées dans l'ennui de la cité satellite des années 1960-1970; ou de la rencontre avec ce cousin dont le père s'est suicidé après avoir tué sa femme – sa mère.

Peu à peu, au fil des mots et dans le processus de l'écriture, se dessine une issue – une voix. Au terme de son récit, la narratrice assume son passé familial et, de retour dans le quartier d'enfance de sa mère, se sent emplie de sa présence et de celle de sa «belle grand-mère». C'est dans cette filiation retrouvée qu'elle puise la force de continuer à «danser sur la corde raide qui n'est pas là pour me pendre». Ecrire lui a ouvert la possibilité de «retrouver les mots pour me dire moi hors d'elle», note-t-elle. Dans une interview sur le site «Aux Arts etc», Sandrine Fabbri cite Georges Perec, qui écrivait dans W ou le souvenir d'enfance à propos de la mort de ses parents: «L'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie.»

Cette voix si longtemps tue et enfin retrouvée, réinventée, résonne ici claire et courageuse, douloureuse mais tenue, retenue. Les phrases s'enchaînent, ciselées, percutantes: elles semblent avoir été longtemps mûries, en un dialogue intérieur infini, ce qui instaure à présent une juste distance avec ce qui est dit. Le rythme est fluide, profond, haletant parfois, entre respiration et suffocation: une musique intérieure dictée par l'urgence et l'angoisse, une prose rapide qui tourne autour d'un centre vide – que s'est-il passé, pourquoi, comment aurait-on pu l'éviter? La ponctuation suit ce souffle – des questions se terminent parfois sur un point, les phrases semblent s'enrouler sur elles-mêmes ou s'arrêtent abruptement, hachées. C'est ainsi dans un texte qui allie prise de risque et grande intelligence poétique que la narratrice livre ce récit intime.

 

Sandrine Fabbri, La Béance, Editions d'en bas, 2009, 150 pp. Photo. L'auteure est née à Genève, où elle est revenue vivre après avoir résidé à Florence, Zurich et Paris.

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