Les fous du langage

ROMAN Que se sont dit Proust et Joyce lors de leur rencontre au Ritz, une nuit de mai 1922? C'est ce qu'imagine Patrick Roegiers dans le truculent «La Nuit du monde».

Transformer deux géants de la littérature du XXe siècle en personnages de roman? Patrick Roegiers s'y risque dans La Nuit du monde, imaginant d'une plume joyeuse et libre la rencontre entre Marcel Proust et James Joyce le 18 mai 1922, au Ritz, à Paris. De cette unique entrevue des deux écrivains, lors d'un dîner organisé par le couple Schiff après un concert de Stravinsky, la rumeur veut qu'ils ne se soient quasiment rien dit. Joyce vient de publier Ulysse, Proust a mis le point final à La Recherche et mourra sept mois plus tard. Alors, au lieu de ce rendez-vous raté, l'auteur belge met en scène un coup de foudre d'amitié entre les deux inventeurs de mondes, qui se tutoient d'emblée et parlent jusqu'à l'épuisement. Ni biographie, ni pastiche, ni essai critique, La Nuit du monde s'appuie sur une connaissance pointue de leur vie et de leur oeuvre pour les fondre avec bonheur dans le creuset romanesque, à travers une langue inventive et baroque.

 

Dandys déglingués

Une image frappante ouvre le roman, qui donne le ton et la mesure – ou la démesure – de l'entreprise. Alors qu'on ne l'attendait plus, un personnage «irréel» pénètre dans le hall du Ritz. Il n'a pas dormi depuis cinquante heures, a bu dix-huit tasses de café pour se tenir éveillé «si bien qu'il titubait sur ses jambes»; par crainte d'avoir froid, il a revêtu huit manteaux par dessus ses deux tricots et sa chemise, pelures d'oignons sous lesquelles il grelotte malgré la douceur de mai. Sur «ses souliers aussi fins que des escarpins moulants des pieds de femme», «déguisé autant qu'habillé, carrossé sous cette carapace pesante, chancelant et hagard», il franchit la porte du salon, juste assez large pour le laisser passer, et s'effondre sur un divan. D'une étrangeté absolue et «d'une pâleur lunaire», c'est ainsi que Proust surgit dans le regard de Joyce. «Il avait l'air d'un enfant très vieux négligé par sa mère et qui sentait le moisi», conclut Patrick Roegiers, lapidaire, qui pose d'emblée et de puissante façon son personnage: extraordinaire, immense, et malade.

Auteur de plusieurs livres sur la photographie et homme de théâtre, Roegiers est attentif au corps à corps de cette rencontre entre deux hommes dont il dévoile les phobies et les lubies, les manies, blessures et névroses. Les deux géants des lettres deviennent sous sa plume des personnages terriblement vivants, à la fois fragiles et grandioses. «Tous deux façonnaient le monument de leur oeuvre sur l'ébranlement continu de leur être.»

Ils sont dans un état physique déplorable, dandys déglingués qui se découvrent une foule d'affinités. Proust à bout de souffle carbure à la morphine et autres drogues. Il reste enfermé dans sa chambre, tombeau silencieux, chrysalide protégée où peut s'élaborer son oeuvre. Joyce souffre des dents et des yeux. Vagabond solitaire imbibé d'alcool, il erre, presque aveugle et toujours en exil, déclarant détester l'Irlande. Lui est superstitieux et friand de blagues salaces, Proust cultive un certain snobisme et puise dans les ragots du Ritz des anecdotes mondaines qui nourrissent ses romans. Ils parlent de peinture, de musique et de femmes – Proust est aidé par Céleste, Joyce a Nora qui ne comprend rien à ce qu'il écrit –, mais aussi de leurs mère, père et frère, et de l'écriture bien sûr. Tous deux aiment la chanson «Viens poupoule, viens poupoule», et se marrent en imaginant des personnages nommés Marcel Proyce et James Joust, James Proyst et Marcel Jousce, ou encore Royce, et Jimste...

 

Une langue multilingue 

Dans ce jeu sensuel avec les mots, dans ce plaisir gourmand de les triturer, Roegiers l'iconoclaste qui mêle l'humour et l'hommage rejoint ses deux grands modèles. «Expert en logodédalisme, Joyce était un fou du langage», écrit-il. Lui aussi, a-t-on envie d'ajouter. La langue est le vrai héros du roman. Joyce et Proust inventent «cette langue étrangère dans laquelle s'écrivaient (...) les grands livres», déforment les mots, malmènent orthographe, typographie et ponctuation. En poète trublion, l'auteur se sert à son tour de la langue comme d'une matière que l'on sculpte et joue dans tous les registres. Il use du pastiche et abuse des néologismes, se lance dans de joyeuses énumérations truffées d'allitérations, déroule avec un plaisir contagieux phrases interminables à la Proust et profère des onomatopées dignes de Joyce – «Meûh», «Dddriiiiiiiinng», «Cloc!», «Clop!», «Flop!», «Plic!», «Ploc!», «Broooeeewww», «Plouf!», «Pschiiiiit!», etc.

Dans un poème de 2007, «Une langue inouïe», Roegiers écrivait: «Le Belge n'a pas de langue propre. / Le Belge n'a pas de langue maternelle. / (...) Babel, babil, babeleer, broubeleer, bruxelleir. / Le problème du Belge, c'est de parler français.» Et de conclure: «Je reste filialement attaché à la langue belge, renégate des oeillères, ouillée, mal ouïe, ointe d'ouillouillouilles, parce qu'on n'oublie pas la langue qui parle en soi.» C'est sans doute de cette position dans la marge, dans ce décalage d'avec le français, idiome toujours étranger, que Roegiers tire la liberté décomplexée avec laquelle il se frotte à ces deux grands du panthéon littéraire.

 

Hommage surréaliste

Une liberté qu'il conserve jusqu'au bout: la seconde partie du roman met en scène les funérailles de Proust dans un finale poétique et surréaliste. Roegiers y épingle d'abord les gratte-papier sans talent venus y assister – «mous de la plume, pisseurs de copie, vieilles ganaches, concocteurs d'acrostiches en heptomètres rimés, peigne-culs pindariques, moulins à paroles et toute la rocambole, (...) gribouilleurs aux têtes d'enterrement accourus ventre à terre du cercle des Castagnettes de Pissonville-les-Bains et du club de l'Obole de Brétigny-les-Balayettes» (!)

Mais puisque la mort d'un «écrivain véritable» contient celle de tous les autres, Joyce retrouve au Père-Lachaise les génies des siècles passés: Dante et Homère, «le bon gros Shakespeare» avec Cervantès, Goethe, Baudelaire, Lewis Carrol qui a traversé le miroir, Céline traitant Proust de «Juif enculé», Kafka, Flaubert, Artaud et maints autres, tous en larmes, auxquels se joindra bientôt... Marcel lui-même, «blême comme un revenant». Car les grands auteurs ne meurent jamais. Et La Nuit du monde, que Roegiers dédie «à ceux qui lisent», leur rend un bel hommage.

 

Patrick Roegiers, La Nuit du monde, Seuil, collection Fiction & Cie, 2010, 178 pp.

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