Le vilain Prince charmant

ROMAN Dans «Tous mes voeux», Anne Weber tricote un conte de fée qui tourne mal. Drôle et brillant.

Elle se joue avec bonheur des clichés des romans à l'eau de rose pour raconter une histoire d'amour qui finit de façon pathétique: conte de fée cruel à l'humour réjouissant, Tous mes voeux est mené tambour battant par une Anne Weber malicieuse qui truffe son intrigue de chausse-trappes et use de tours et détours, interrogeant au passage les codes de la narration et les principes de la fiction. Le lecteur en redemande, qui oscille entre rire et frissons face à un récit pétillant malgré sa noirceur, porté par l'élégance du style. Dans ce sixième roman de l'auteure et traductrice franco-allemande, sensibilité douloureuse et distance ironique mordante font bon ménage. Ce qui ne sera pas le cas de l'héroïne et de son amoureux...

 

Romance et test postcoïtal

L'histoire est simple: c'est celle, éternelle, d'une romance qui tourne mal, d'un conte où le Prince charmant se révèle vilain crapaud. La narratrice, une écrivaine parisienne, revoit par hasard celui qui l'avait interviewée six ans auparavant et lui envoyait depuis des cartes de voeux ampoulées. Un homme «légèrement bedonnant (...), un être pâle, exagérément discret et qui paraît, pour tout dire, parfaitement insignifiant». Mais lors de cette deuxième rencontre, elle sort d'une énième déception amoureuse et l'aspect anodin du bonhomme, ses bonnes manières et sa prévenance, lui semblent à présent gages de droiture et de distinction. Aristocrate de province, il est même chevalier, et amoureux d'elle depuis le premier regard. Serait-ce le Prince charmant? Château un peu décati en lisière d'une forêt, lit Empire à baldaquin et projets de mariage: Anne Weber transforme sa narratrice en princesse digne des meilleures romances. «Barbara Cartland n'étant pas disponible, il a bien fallu que je la raconte moi-même», ironise celle-ci. «Du coup, la suite est moins idyllique, pour ne pas dire franchement sordide et même atroce.»

L'originalité de Tous mes voeux réside dans le dispositif instauré par Anne Weber, qui génère une distance entre son récit et le discours qui l'accompagne. «La vie ne vous rend pas la tâche très facile, ni quand il s'agit de la vivre, ni quand il s'agit de la raconter», remarque la narratrice. Elle met donc «cette histoire idiote et parfaitement atroce sur le dos d'une autre» afin d'en faire une fiction: c'est Léa, personnage inventé, qui tombera amoureuse du chevalier, la narratrice endossant quant à elle le rôle de la meilleure amie, une écrivaine d'origine allemande «plutôt terne» qui habite Paris... «De ce dédoublement de moi-même, j'avais espéré tirer non seulement une cachette supplémentaire mais la distance nécessaire à toute narration.»

Cela ne suffira pas: son histoire d'amour est digne d'un mauvais roman, son manuscrit sera raté et finit à la poubelle. Tous mes voeux se présente comme la seconde version de ce récit, repris à zéro par une narratrice qui ne cesse de commenter son déroulement, d'annoncer à mots couverts les déboires à venir et de se disputer avec ses personnages. Car Léa ne se laisse pas assassiner si facilement...

La narratrice tentera alors de faire appel à elle pour les moments les plus désagréables, avec un succès mitigé. Ainsi lorsque commence «la partie organique du conte de fée», soit le marathon de la procréation médicalement assistée dans lequel se lancent les deux amoureux plus tout jeunes. Comment rêver de château quand il faut faire un test postcoïtal? La midinette se heurte à la réalité, des «intimités terriblement gênantes» font irruption dans la fable fleur bleue. Mais Léa fait semblant de dormir. Et la narratrice de s'insurger contre l'émancipation des personnages de roman – «où allons-nous si nous leur permettons de ne plus vouloir jouer que dans des histoires à happy end et de refuser tous les rôles un peu gênants et compliqués?» «Personne ne t'oblige à étaler ces intimités et à faire passer en plus cette exhibition pour un roman», lui rétorque Léa.

 

Les avatars du "Je"

Léa, «la princesse» et l'amie allemande sont ainsi autant d'incarnations d'une narratrice qui vit l'histoire et se regarde la vivre. Les voix se superposent pour tisser une narration à plusieurs niveaux, en un jeu de miroir qui instille le doute dans l'esprit du lecteur: serait-ce une confession détournée, une sorte d'anti-autofiction? est-ce d'Anne Weber qu'il s'agit? Non, bien sûr. L'auteure s'amuse à brouiller les pistes et le dédoublement de sa narratrice dévoile les mécanismes de la mise en fiction, les différents masques du «je». «Le je est la personne la plus crédible – ou la plus trompeuse? Disons que c'est celle qu'il est le plus facile de faire gober au lecteur (...). Mais est-ce vraiment moi qui ai dormi dans ce château et, à l'intérieur de ce château, dans un lit à baldaquin (...)? Ai-je vraiment rêvé d'un prince charmant et, à plus forte raison, d'un château?»

Ces décalages permettent encore à l'auteure de jouer sur l'attente et l'anticipation. S'y glisse aussi l'humour, le rire se mêlant au tragique. Mais c'est avec sa protagoniste qu'on rit, jamais contre – cette Don Quichotte de l'amour est attachante dans sa naïveté et sa confiance.

Au final, Anne Weber semble suggérer un parallèle entre fictions romanesque et amoureuse. «Serait-il possible que ce que nous appelons 'amour' ne soit bien souvent qu'un désir d'amour? Et que ce désir d'amour soit si puissant qu'il arrive à nous tenir lieu de réalité? Comme rien d'autre au monde, l'amour ne concentre-t-il pas nos espoirs les plus fous et nos voeux les plus chers? Et, de tout cela, à la fin, il ne resterait que de l'air?» Il n'y a en effet aucune leçon à tirer de cette lamentable histoire et le roman s'achève par un épilogue contemplatif où la narratrice, «béante de tous les côtés», se sent cependant vivante tandis que le monde, la foule des rues et le printemps font irruption, en elle et dans le texte.

 

Anne Weber, Tous mes voeux, Ed. Actes Sud, 2010, 143 pp. Le roman est sorti simultanément dans sa version allemande sous le titre Luft und Liebe chez Fischer-Verlag. Anne Weber publie en même temps Auguste: tragédie bourgeoise pour marionnettes (Ed. Le Bruit du temps), ou l'histoire peu connue d'Auguste, fils de Goethe et de l'«ouvrière en fleurs artificielles» Christiane Vulpius.