Voyages en outre-monde

FEUILLETON «Hors bord», c'est sept récits d'Arnaud Robert en dialogue avec les images de Frédéric Clot.

Leurs couvertures évoquent davantage l'affichette d'un match de boxe qu'un livre: sur la jaquette noire et blanche divisée en bandeaux inégaux, le texte annonce en différents caractères le nom des auteurs, le titre de la série et celui de l'épisode, ainsi qu'un descriptif du concept et deux courts extraits, tirés du présent numéro et du prochain. «Hors bord est un feuilleton en 7 volumes de pure aventure, d'images vraies et de rebondissements, peut-on lire. Romans de gare de l'ère du recyclage. Machines à faire du beau tant qu'il est encore temps. En 7 histoires et autant de visions, Hors bord est un animal saumâtre, empêtré dans ses radeaux de plastique. A la fin, tout est clair. Ils dérivent vers des destinations plus sûres.» Nous voici avertis: attention, objet peu banal!

Les auteurs? «Le dessinateur verticaloïde et l'explorateur kamikaze», dit la couverture de «L'application», le premier volume; «le chirurgien nabi et le poète des couleurs», selon le deuxième... Il s'agit dans les deux cas de Frédéric Clot, peintre et dessinateur qui travaille entre Ependes (VD) et Lisbonne, et du journaliste Arnaud Robert, réalisateur et grand voyageur, auteur de reportages et de textes sur l'art – notamment sur les oeuvres du premier. Les deux se côtoient depuis une quinzaine d'années et ont voyagé ensemble, au Mali, à New York, au Bénin. C'est en 2007, dans une pizzeria de Cotonou, qu'a pris forme leur envie de travailler sur un projet commun.

 

Les mots-étincelles

Le titre s'est vite imposé. «Hors bord a une connotation de technicité et de vitesse, mais aussi d'hors limite», note Arnaud Robert. «Cette pizzeria était dans un quartier protégé, poursuit Frédéric Clot. Une zone franche hors de la vraie cité.» Zone blanche au milieu d'une ville noire, protégée, grillagée, «comme ces quartiers de millionnaires à Lisbonne». Cette notion d'«outre-monde» interpelle les deux auteurs. Hors bord s'attache aux questions de centre et de périphérie, de métissage et de «remix» des langues et des cultures: collage, recyclage, migration, déplacements et créolité, villes et modernité, hyper technicité, autant de lignes de force qui traversent les différents récits. «En filigrane, il y a une réflexion sur notre civilisation déclinante face à l'émergence d'une civilisation créole», note Arnaud Robert. Il dit ne pas se considérer encore comme un écrivain, tandis que Clot «mûrit son expression depuis près de vingt ans. C'est sur son travail que repose Hors bord, sur son regard qui m'a toujours stimulé.» Il a donc imaginé ses textes comme une «réponse possible» aux dessins de son ami. «Les clés étaient là, écrit l'éditeur: des villes de banlieue, des cités évidées, aux yeux creux, des espaces intermédiaires où le silence, l'anonymat et le bitume finissent par rassurer.»

Ce sont les mots apparaissant sur certaines de ses peintures qui ont joué le rôle de «phénomène déclencheur», explique Frédéric Clot. «Nous nous envoyions par mail un mot qui faisait office d'étincelle et formait le titre de départ. On travaillait ensuite chacun de notre côté, nous montrant seulement le résultat final.» Lui qui privilégiait la peinture, à l'huile notamment, a commencé à créer pour Hors bord un autre type d'images, sur la base de dessins ou de photos retravaillés sur ordinateur. Résultat: un univers en noir et blanc qui mêle froideur technologique et fluidité quasi onirique, dans une inquiétante étrangeté où flottent des figures familières – avions et téléphones portables, visages et espaces évoquant le cinéma ou la bande dessinée. «Mes peintures ont inspiré les thèmes de Hors bord, mais le projet est comme un satellite à part, qui gravite autour de nos travaux individuels», ajoute-t-il.

Quant aux textes d'Arnaud Robert, ils ont pour cadre des lieux et des époques indéterminés, qui se laissent deviner et parfois entrent en conflit. Si «L'application» se situe dans un futur vague, le récit souligne avant tout les dérives du monde de l'art actuel: bâtisseur mégalo d'une cité utopique qui a essaimé en centres totalitaires ultra sécurisés, l'artiste chinois Yiang met en scène sa propre mort et sa cérémonie funèbre, conçues comme une ultime performance à laquelle assiste un public blasé et privilégié. Une satire du milieu de l'art contemporain dont l'extrême cruauté convainc, même si le rythme piétine parfois et si le style révèle quelques maladresses.

 

Marges vivantes

On est davantage séduit par l'écriture de la deuxième livraison, «Les dimanches». Dans une langue imagée qui esquisse d'emblée un univers fait de violence, de douceur et d'étrangeté, l'auteur raconte le rituel d'un garçon déraciné, confronté à la sauvagerie de la rue, qui suit tous les dimanches son père dans un curieux pèlerinage: comme des centaines d'autres, ils marchent en direction du tarmac où ils s'accrochent au grillage pour regarder les avions. L'histoire est née d'un voyage en Inde et «d'un rapport particulier aux bidonvilles», explique Arnaud Robert, tout juste rentré de Johannesburg où il raconte avoir éprouvé le même sentiment qu'à Bombay: «C'est dans ces marges du monde que bat le pouls des villes; c'est à Soweto que s'invente la musique, à Bombay qu'émerge la culture.» Un paradoxe qu'il s'agit de cultiver sans tomber dans l'exotisme et les clichés.

Enfin, même si les épisodes ne forment pas une narration suivie, la démarche est bien celle du feuilleton: on découvrira les récits petit à petit, Arnaud Robert les écrivant au fur et à mesure. Les quatre premiers numéros sont montés – on reconnaîtra Haïti, qu'il connaît bien, dans «Insulation» et «Afters» – , le cinquième terminé, mais le sixième est en cours d'écriture et le dernier n'a pour l'instant qu'un titre, «Playzone». Un mot qui apparaît souvent dans le travail de Frédéric Clot.

 

Arnaud Robert et Frédéric Clot, Hors bord, Ed. Art & Fiction, Lausanne, 2010. Voir www.artfiction.ch Actuellement en librairie: # 1: «L'application» # 2: «Les dimanches» A paraître courant 2010: # 3: «Insulation» # 4: «Les afters» # 5: «Bobo fasciste» # 6: «Depuis les vitres» # 7: «Playzone»