Variations sur l'absence

L'intuition est forte, elle sonne juste et d'émouvante façon: dans Fantômes, Jérôme Meizoz convoque ces figures invisibles qui continuent d'agir en nous, ces absents devenus présences intimes – êtres et souvenirs qui nous habitent d'autant plus qu'ils sont évanouis. Ses textes font écho aux lavis de Zivo – Zivoslav Ivanovic, lauréat du prix artistique de la Fondation Sandoz en 1999 –, avec lequel il a travaillé de concert au fil des mois, chacun traduisant ses fantômes en images. Au texte s'intercalent ainsi des pages traversées de silhouettes dont la transparence évocatrice nourrit l'imaginaire. Et leur dialogue, tout comme la succession des courts récits de Jérôme Meizoz, brouillent peu à peu les strates du temps et les niveaux de réalité – entre rêve, souvenirs et présent – pour donner vie à la part spectrale de nos existences.

La première scène du recueil est frappante, qui évoque un carnaval où parmi les masques surgit la ronde des disparus de ce petit village valaisan. Le narrateur y voit sa mère, belle et le corps intact «malgré le train direct qui l'avait emportée de l'autre côté». Avec le temps, la révolte s'est estompée et «reste en nous le meilleur de toi», note-t-il. Dans le chapitre «Saut du loup», il reviendra sur ce décès de façon époustouflante, dans une écriture creusée d'ellipses et tendue d'angoisse non formulée. Ailleurs, c'est un simple coup de fil interrompant le repas familial qui suggère le drame – l'accident du frère. C'est ainsi dans une écriture qui épouse son sujet que Meizoz signe ses formes brèves: elliptique, évocatrice, tenue, elle suggère davantage qu'elle dévoile, les fantômes se laissant pressentir derrière un poids de douleur, en filigrane d'une image ou d'une atmosphère, toujours de la façon la plus fine.

Plus loin, l'auteur évoque ces maisons familiales où les défunts viennent grossir la collection de photos jaunies tandis que les enfants naissent, que le monde change et ouvre la vallée à la modernité. Car les fantômes, ce sont aussi les règles implicites qui pèsent sur cette société valaisanne montagnarde et patriarcale: la religion, le poids des traditions, les rôles réservés à chacun. On retrouve ici le regard de sociologue de Meizoz, et son intérêt sensible pour les petites gens – cette vendeuse de glace sur les plages italiennes, cet accordéoniste que les douaniers humilient à chacun de ses passages et qui se sent invisible, les pendulaires, les femmes de la famille enfermées dans leur rôle, ceux qui travaillent à l'usine en contrebas.

Dans «Retour qui vaille», qui clôt le livre, le narrateur revient au village après ses journées «d'assis» en ville et fauche un pré comme avant lui «une vague d'ancêtres mutiques». Il se demande «pourquoi ce geste, chaque juin, s'obstine» en lui et soudain ne s'y retrouve plus. «Geste appris, comme inscrit dans mes membres, mais détaché de toute une vie où il faisait sens. Geste décalé mais splendide, presque absurde aujourd'hui.» Il glisse entre ses lignes un refrain équivoque – «FAUX FAUX FAUX FAUX» – tandis que de son va-et-vient entre passé et présent, entre le tronc de l'arbre généalogique et lui, sa dernière branche, entre la faux et la plume, émerge une sorte de credo, un mouvement qui va de la disparition à la recréation, du deuil à l'imagination, et dessine le geste fondateur de l'écrivain. Ainsi, Fantômes surgit aussi comme une variation sur les visions et les voix intérieures qui nourrissent la création.

 

Jérome Meizoz & Zivo, Fantômes, Ed. d'en bas, 2010, 76 pp.