Les oiseaux noirs de l'Histoire

KAMILA SHAMSIE De la bombe sur Nagasaki à l'Afghanistan post-11-Septembre, la romancière pakistanaise entrelace destins individuels et remous du siècle dans «Quand blanchit le monde». Palpitant.

Son titre fait référence aux victimes de la bombe atomique: Quand blanchit le monde, en anglais Burnt Shadows, ce sont les formes de leurs corps imprimées comme des ombres blanches sur les murs, alors que les corps eux-mêmes avaient disparu. C'est ce qui arrive à Konrad, ce 9 août 1945 à Nagasaki. Le jeune Allemand vient de quitter la maison de sa fiancée japonaise quand «le monde blanchit». Restée sur la terrasse, Hiroko, elle, est jetée à terre par la lumière qui grave dans son dos de grands oiseaux noirs insensibles. Elle sera à jamais marquée par la bombe. C'est son parcours que suit Kamila Shamsie dans Quand blanchit le monde, la figure d'Hiroko jouant le rôle de pivot autour duquel se déploient les destins entrecroisés de deux familles, entre fidélités et trahison, par-delà les années et les continents. Ce cinquième roman de l'auteure pakistanaise brasse en effet les lieux et les époques, qui s'ouvre par ce jour sombre à Nagasaki pour s'achever à New York en 2002, après avoir plongé dans le Delhi de 1947 et le Pakistan du début des années 1980. Une oeuvre vaste et généreuse, fine et documentée, qui a valu à son auteure d'être finaliste du prix Orange 2009 en Grande-Bretagne.

Ses personnages sont riches et complexes, leur vie intimement liée aux aléas du siècle. Kamila Shamsie tient par ailleurs son lecteur en haleine par un bref prologue où Raza Ashraf, fils d'Hiroko et de l'Indien Sajjad Ashraf, enfile la combinaison orange des prisonniers américains. «Comment peut-on en arriver là? se demande-t-il», en attente de son transfert pour Guantanamo. C'est ce que Shamsie s'emploiera à raconter.

 

Pied de nez aux préjugés

En 1947, Hiroko fuit le Japon pour rejoindre Dehli où vit la demi-soeur de Konrad, Elisabeth Burton, épouse d'un avocat britannique. Leur amitié changera la vie d'Elisabeth, qui assistait jusque-là avec impuissance à la dégringolade de son mariage et de l'empire britannique. C'est que la présence d'Hiroko, qui vient d'une culture autre, questionne les conventions de cet univers figé. Passionnée par les langues, elle prend des leçons d'ourdou à l'étonnement de tous, avec l'employé de la maison Sajjad Ashraf. Pire encore: il vaincra son renoncement à l'amour. Alors que l'Inde à la veille de l'indépendance est en effervescence, et que la Partition se prépare dans la violence entre un pays hindou et un musulman – le Pakistan –, le mariage d'Hiroko et de Sajjad est un pied de nez aux préjugés de classes, de culture et de religion; il incarne une ouverture fondamentale à l'autre, une liberté joyeusement prise sur les conventions, le triomphe du désir sur la raison.

Dès lors, les familles Ashraf et Burton ne cesseront de se croiser, de se perdre et de se retrouver, ballottées par les conflits de la planète et par leurs relations parfois ambivalentes. Il y a le Pakistan des années 1980, où Hiroko et Sajjad ont été forcés de s'installer, nouvel exil où ils seront rattrapés par l'Histoire; il y a l'Afghanistan en lutte contre les Soviétiques, avant d'être le terrain où s'affrontent armées privées américaines et talibans, vingt ans plus tard; il y a New York après le 11 septembre 2001, où Hiroko a rejoint sa vieille amie Elisabeth. Il y a aussi leurs fils respectifs, Raza et Harry, qui seront à la fois acteurs et victimes de conflits qui les dépassent mais où ils trouvent leur justification; enfin, la fille de Harry, rebelle et inquiète, prendra en charge le cruel dénouement de ces trajectoires.

Un fil invisible semble relier les générations et les cultures – mais aussi les conflits, l'un surgissant comme la conséquence du précédent dans une implacable logique de réaction en chaîne. L'Histoire a pourtant visage humain: ce sont les hommes qui l'écrivent avec leurs idéaux, leurs peurs et leur culpabilité. Kamila Shamsie les montre vulnérables, embarqués dans une machine qu'ils ne contrôlent plus. Quant aux femmes, elles résistent, subissent peut-être, mais finalement c'est bien la figure d'Hiroko qui domine ce roman sombre et remarquable. Kamila Shamsie brosse ici un magnifique portrait de femme.

 

Femmes courageuses

Serait-ce parce qu'elle vient d'une famille où brillent plusieurs femmes exemplaires? Née en 1973, elle a grandi à Karachi; le Pakistan des années 1980 est un monde dirigé par un «gouvernement militaire misogyne», «où les libertés des femmes ont été plus d'une fois dangereusement menacées», écrit-elle dans un article paru dans The Guardian (1er mai 2009). Depuis son arrière-grand-mère, les femmes de sa famille y sont pourtant écrivaines, politiciennes et activistes, attachées à briser les stéréotypes et à se libérer des rôles féminins traditionnels. Citons seulement sa grande-tante Attia Hosain, figure littéraire et politique des années 1960, et sa mère Muneeza Shamsie, auteure de nouvelles, critique et experte en littérature pakistanaise anglophone. Un héritage qui a permis à Kamila Shamsie «d'imaginer, sans pression ni attentes, une vie centrée autour de l'écriture», écrit-elle encore.

Kamila Shamsie, Quand blanchit le monde, traduit de l'anglais (Pakistan) par Karine Lalechère, Editions Buchet-Chastel, Paris, 2010, 488 pp.

A lire aussi en français: Kamila Shamsie, Kartographie, traduit de l'anglais par Jean Demanuelli et Claude Demanuelli, Ed. Fayard, Paris, 2004, 425 pp. 

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