Les règles de l'amour

ELIF SHAFAK Dans «Soufi, mon amour», le lien exceptionnel entre le poète Rûmi et le derviche Shams de Tabriz, au XIIIe siècle, transforme la vie d'une femme au foyer dans l'Amérique d'aujourd'hui. Inspirant.

«L'amour n'est qu'un délicieux sentiment qui surgit et s'évanouit aussi vite», lance Ella Rubinstein avec colère à sa fille aînée qui lui annonce son mariage. Et de s'y opposer avec une virulence et un cynisme inattendus, réalisant dans la foulée qu'elle a cessé d'aimer son mari infidèle. A l'approche de la quarantaine, elle se demande soudain si elle n'est pas passée à côté d'elle-même. N'a-t-elle pourtant pas tout pour être heureuse, dans sa belle maison de Northampton, Massachusetts? Un mari dentiste, trois enfants déjà grands, une organisation domestique impeccable et des cours de cuisine hebdomadaires suffisaient jusque-là à remplir ses journées. Elle se plonge alors dans la lecture du manuscrit qu'elle doit commenter pour un agent littéraire – son premier travail depuis longtemps. Ce sera une révélation: signé Aziz Z. Zahara, Doux blasphème retrace la rencontre (réelle) entre le poète soufi Rûmi et le derviche itinérant Shams de Tabriz dans l'Asie mineure du XIIIe siècle. C'est ce dialogue par-delà les époques, les cultures et les continents que raconte Elif Shafak dans le splendide Soufi, mon amour.

 

Voix croisées

Pour saisir le cheminement d'Ella, la romancière turque structure son récit en une vaste polyphonie. Les messages que s'échangent Aziz et Ella alternent avec le quotidien bouleversé de cette dernière et avec les chapitres du manuscrit, où une foule de voix prennent la parole – celles de Shams et de Rûmi, celles de leurs proches, d'un disciple et d'un assassin, d'une prostituée, d'un ivrogne, d'un zélote, etc. Voix amies ou ennemies venues du fond des âges, elles tissent la trame d'un récit aussi passionnant que parfaitement documenté sur le soufisme, ce courant mystique de l'islam qui surgit ici de manière vivante, avec une ampleur universelle. Le récit d'Aziz intègre par ailleurs une dimension sacrée dans sa construction même: tous ses chapitres commencent par la lettre B, à l'instar du Mathnawi, oeuvre maîtresse de Rûmi et profond commentaire ésotérique du Coran. C'est que pour les mystiques soufis, la quintessence de la Bismillah, coeur secret du Livre, se trouve dans le point placé sous la lettre «ba» de ce mot...

A Konya au XIIIe siècle, donc, Rûmi est un érudit musulman respecté dont les sermons attirent les foules. Mais il se sent seul et incomplet, en attente d'un compagnon, âme soeur qui le révélerait à lui-même et lui permettrait de transmettre son savoir. Le derviche nomade Shams de Tabriz, lui, vit dans une marginalité choisie et dérange l'ordre établi par son refus des règles. Il a pourtant les siennes: les quarante règles du soufisme qui mettent au coeur de tout l'amour et la liberté intérieure, inspirantes paraboles distillées au fil du roman – The Forty Rules of Love est son titre original.

 

Histoires de liens

Leur rencontre, que tous deux voient d'abord en rêve, transformera Rûmi le prédicateur en mystique engagé qui célèbre l'amour et l'union avec le divin à travers la poésie, la musique et la danse – il est notamment l'initiateur de la danse d'extase des derviches tourneurs. A une époque empreinte de fanatisme et marquée par la violence, il prônera ainsi une spiritualité libérée de tout dogme. C'est après la mort de Shams, assassiné en 1248, qu'il écrit ses chefs-d'oeuvre – dont le Mathnawi. «Au lieu d'un jihad orienté vers l'extérieur (...), Rûmi plaidait pour un jihad orienté vers l'intérieur, dont le but était de lutter contre son propre ego, son nafs, et de le vaincre», écrit Aziz. Son récit tend un miroir à Ella; et si Aziz jouait pour elle le même rôle que Shams pour Rûmi?

Ici, l'amour est l'essence de la vie, ce qui dépasse les êtres et les connecte à travers les siècles et les cultures. On devine Elif Shafak proche de cette philosophie, elle pour qui l'art et la littérature aident à se sentir relié et possèdent le pouvoir de transcender les frontières – mentales, nationales, religieuses, de genre ou de classe. Ce lien, elle l'inscrit au coeur même de son texte, structuré par un dialogue entre des points de vue multiples. Dans son fond comme dans sa forme, Soufi, mon amour s'oppose ainsi à toute autorité. Shafak ne se situe pas au-dessus de son texte ou de ses personnages; elle ne les contrôle pas comme s'ils étaient des marionnettes, mais instaure avec eux une relation horizontale où le sens circule librement, et où le lecteur a sa place. La polyphonie du roman résonne ainsi comme une ode au mouvement, une ouverture fondamentale à l'autre et à la rencontre transformatrice.

 

Elif Shafak, Soufi, mon amour, traduit de l'anglais par Dominique Letellier, Editions Phébus, Paris, 2010, 416 pp.

A lire aussi en français: Lait noir, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Editions Phébus, 2009, 352 pp; Bonbon Palace, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Editions Phébus, 2008, 464 pp; La Bâtarde d'Istanbul, traduit de l'anglais par Aline Azoulay, préface d'Amin Maalouf, Editions Phébus, 2007, 319 pp.

www.elifsafak.com.tr

 

Shafak en bref

Née en 1971 à Strasbourg de parents turcs, Elif Shafak a vécu avec sa mère diplomate à Madrid et Amman avant de revenir en Turquie. Elle a enseigné aux Etats-Unis et vit aujourd'hui à Istanbul. Auteure de sept romans écrits aussi bien en turc qu'en anglais (traduits en vingt-cinq langues), d'essais, d'articles et de paroles de chansons rock, lauréate de nombreux prix littéraires, elle est l'écrivaine la plus lue en Turquie. La Bâtarde d'Istanbul, histoire de deux familles, l'une turque, l'autre arménienne, lui a valu d'être poursuivie par le gouvernement de son pays pour «insulte à l'identité turque» – accusation finalement abandonnée.

Féministe, cosmopolite et humaniste, Elif Shafak est aussi profondément imprégnée par le soufisme et la culture ottomane. Son premier roman Pinhan (Le Mystique) a reçu en Turquie le Rumi Great Prize 1998, qui récompense la meilleure oeuvre de littérature mystique; dans Mirrors of the City, elle entremêlait mystique juive et musulmane dans la Méditerranée du XVIIe siècle; son mémoire en études genre portait sur les derviches, ces «hétérodoxes de l'islam», et elle est également l'auteure d'une thèse sur «l'islam mystique et la compréhension circulaire du temps».

Dans son oeuvre romanesque, elle donne une place centrale aux femmes et jette des ponts entre cultures occidentale et orientale, écrite et orale. Elle a réfléchi aux liens entre genre, sexualité, enfermements mentaux et littérature dans son essai Med-Cezir.

 

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