Le temps de l'apaisement

MÉMOIRES Ecrivain, traducteur, fondateur du «Samedi littéraire», Walter Weideli évoque son parcours dans «La Partie d'échecs». Une plongée passionnante dans la Genève culturelle des années 1960 et 1970.

En 1964, alors qu'on célèbre les 150 ans de l'entrée de Genève dans la Confédération, la République est secouée par un scandale qui divise les citoyens et débouchera sur la création du parti d'extrême droite Vigilance. Au centre de la polémique, une oeuvre commanditée par la commission du spectacle à un jeune auteur, Walter Weideli, qui s'était distingué avec Le Dossier Chelsea Street – première dramatique de la télévision romande, réalisée par un certain Claude Goretta. Intitulée Le Banquier sans visage, la pièce du 150e doit être jouée au Grand Théâtre dans une mise en scène de Jean Vilar – fondateur du Festival d'Avignon – et sur une musique de Pierre Wissmer. Mais la presse révèle qu'on y égratigne Jacques Necker, ministre genevois des Finances de Louis XVI. La fronde éclate alors.

Même le New York Times se fait l'écho d'une polémique virulente qui révèle les lignes de fracture entre générations, ainsi qu'entre la gauche et la droite de l'échiquier politique. L'auteur en bouc émissaire attire les foudres de tous les mécontents de la République et de sa frange la plus conservatrice. Si la pièce finit malgré tout par être jouée, l'affaire lui fermera bien des portes et lui coûtera son poste au Journal de Genève en 1969: on n'est pas impunément brechtien dans un quotidien bourgeois en pleine guerre froide.

 

Un acteur essentiel

L'épisode est raconté aujourd'hui par Walter Weideli avec une sobriété quasi elliptique dans La Partie d'échecs, ouvrage au titre évocateur où il retrace au soir de sa vie les réussites et les revers d'une vie littéraire et personnelle passablement mouvementée. Sur un ton à la fois intime et très pudique, il raconte les petitesses et les intrigues de son entourage, sa fréquentation des grands auteurs, sa dépression, sa foi grandissante, ou encore l'amour de Mousse et leur départ définitif pour la France en 1978. Mais La Partie d'échecs brosse avant tout un tableau sensible et mordant de la vie culturelle en Suisse romande dans les années 1960 et 1970.

Weideli en fut une figure marquante. Né en 1927, il entre au Journal de Genève en 1951 après des études de Lettres. Il y crée et dirige le Samedi littéraire, transformant la feuille unique des débuts en un supplément de six pages à la maquette soignée. Curieux et attentif, Weideli y fait la part belle aux nouvelles plumes, aux sujets de société, aux lettres étrangères. De mère allemande et de père alémanique, il joue également un rôle essentiel de passeur des lettres germanophones, contribuant à faire connaître Brecht en France (il lui consacre un essai en 1961) et écrivant le premier sur Robert Walser et Ludwig Hohl, alcoolique magnifique côtoyé dans les bars genevois. Il les traduira, de même que Friedrich Dürrenmatt, qu'il montre ici sous un jour saisissant, et Elias Canetti, Prix Nobel de littérature 1981.

Auteur de récits, de théâtre et de scénarios – dont plusieurs pour la télévision –, Weideli sera jusqu'en 1978 membre du conseil de Pro Helvetia et président de la section suisse de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). Mais cette même année, lassé des mesquineries et des luttes d'influence du milieu littéraire, fuyant aussi les chantiers d'une ville en expansion qui menacent la tranquillité de sa maison avec jardin à l'avenue Massenet, Weideli quitte Genève avec sa compagne pour ne plus y revenir: Mousse a déniché un vieux prieuré adossé au mur d'un cimetière dans le petit village de Sainte-Innocence, en Dordogne.

 

Les coups du sort

Weideli relate alors les jours avec Mousse entre jardin et église, traductions et écriture, conversion au catholicisme et... déconvenues en tout genre. Naïveté ou malchance chronique? Weideli a été malmené par le sort plus souvent qu'à son tour. Les déceptions ont été légion, l'énergie déployée souvent mal récompensée, les relations avec les villageois chaotiques, les soucis d'argent constants et maints projets abandonnés – ainsi de Mars, écrit avec la réalisatrice Maya Simon d'après le roman de Fritz Zorn, qui n'a jamais été tourné malgré des discussions avancées avec Gérard Oury, Michèle Morgan et André Dussollier. On le sent souvent fragile, habité par un doute fondamental, soutenu alors par son amour envers Mousse qui traverse tout le livre – femme de caractère, elle est un phare dans la tempête. Il décrira son déclin avec une grande douceur. Entreprises après son décès, ces mémoires résonnent aussi comme une façon de poursuivre le dialogue amoureux.

«Ceci est la cinquième version d'un livre auquel je travaille depuis 2001, écrit Weideli en guise de post-scriptum. J'ai essayé d'en bannir tout ce qui pouvait ressembler à de la méchanceté. Je n'ai plus de ressentiment.» C'est en effet une voix apaisée qui s'élève de cette Partie d'échecs aux mouvements complexes, où l'auteur évoque les coups durs et les trahisons avec une sincérité désarmante et une sorte de neutralité qui touche juste. Il a vendu le prieuré et adhéré au parti socialiste après la victoire de Nicolas Sarkozy, note-t-il pour finir – «Je voulais qu'on sache de quel côté je suis» –, avant de conclure par un adieu serein, une allusion au caveau partagé qui l'attend: «Une petite fée veille sur nous.»

 

Walter Weideli, La Partie d'échecs, Editions de L'Aire, 2010, 346 pp. Le Fonds Walter Weideli est déposé aux Archives littéraires suisses. http://ead.nb.admin.ch/html/weideli.html

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