En quête d'une mémoire

ROMAN «Une autre époque», du Bâlois Alain Claude Sulzer, sonde avec finesse la violence de l'interdit homosexuel.

Tout débute par une photo en noir et blanc prise dans les années 1950, qui trône depuis toujours sur l'étagère, dans la chambre d'un adolescent. Elle fait partie des meubles et il ne la voit même plus. Jusqu'à ce mercredi après-midi. Il a alors 17 ans. Son attention est soudain attirée par la montre au poignet de l'homme sur la photo – son père, mort quelques semaines après sa naissance, à l'âge de 24 ans. Les aiguilles indiquent sept heures et quart. Matin ou soir? Drôle d'heure, en tous cas, pour poser chez un photographe. Le temps semble se suspendre tandis que le garçon voit tout à coup «une autre image et une autre personne» en ce jeune adulte qui lui ressemble. «Je ressentis la perte d'un homme que je ne connaissais pas», note-t-il, submergé par une puissante sensation de manque. «Jamais auparavant je n'avais saisi avec une telle évidence que je ne savais rien de lui et que je ne possédais pas l'unique objet de lui que j'aurais dû posséder: la montre visible sur cette photo.»

L'objet servira d'élément déclencheur: le jeune homme se lance à sa recherche, fuguant pour Paris afin de rencontrer l'auteur de la photo, André, son parrain, qu'il n'a jamais vu et auquel sa mère a transmis la montre. Sa quête du passé, son désir de comprendre les raisons du suicide de son père et le silence qui l'entoure, donnent à l'intrigue son cadre et son mouvement.

 

Une vie «normale»?

Ce troisième roman traduit en français de l'écrivain bâlois Alain Claude Sulzer brasse des thématiques qui sembleront familières aux lecteurs d'Un Garçon parfait et de Leçons particulières. Dans Une autre époque, il est à nouveau question d'amours impossibles et de séparation, de non-dits, de mensonge et du poids des interdits. Comme dans Un Garçon parfait 1, Sulzer explore ici les conséquences intimes de la condamnation sociale de l'homosexualité en plongeant dans «une autre époque»: il entrelace avec brio la quête du fils, dans les années 1970, à la jeunesse d'Emil, le père, déchiré entre ses aspirations et les pressions d'une vie petite-bourgeoise dans la Suisse conformiste des années 1950.

Les voix du père et du fils se croisent, première et troisième personnes alternées. Et c'est par petites touches noyées de silence, sans jamais nommer directement les choses, que Sulzer esquisse les contours du drame, les souvenirs récoltés par le fils lors de sa quête elliptique formant peu à peu un dessin d'une clarté aveuglante.

A Paris, le garçon s'entend d'abord dire sans rien comprendre que son père «était tout à fait okay» et qu'il a été «victime des circonstances». Il apprend qu'il a fait deux séjours en clinique psychiatrique. Pourtant, ses problèmes semblent avant tout sociaux: ses parents veulent le voir mener une vie conventionnelle, choisir un bon métier et fonder une famille; lui se sent artiste, attiré par les hommes. On l'enferme pour le «guérir» de ses penchants pervers et de sa rébellion. L'homosexualité se devine seulement, en filigrane du texte, confinée au domaine de l'indicible, rejetée hors des mots comme elle l'est des relations amoureuses autorisées. Emil finira par devenir enseignant et épouser Veronika, singeant une vie «normale» dans l'espoir de se sauver. Une rencontre fera voler en éclat cet équilibre trompeur.

 

Dévoilement réparateur

C'est en effet l'époque qui a tué Emil. Il a préféré le suicide au scandale et à la honte. Traversé de mélancolie, ce roman de l'amour impossible et du bonheur interdit prend forme avec pudeur et une classique élégance. Le récit est tenu, l'écriture limpide et précise, d'une transparence presque tranchante. Sulzer s'attache aux faits, aux gestes et aux sensations de manière fine et sans les commenter, disposant peu à peu autour d'Emil les éléments d'un étau toujours plus oppressant.

Si le silence finit par l'étouffer, le dévoilement progressif de la vérité lui rendra la parole. C'est encore par les mots que passe cette mise en lumière: les cartes écrites à André depuis l'asile et la double annonce de décès dans le journal sont pour le fils autant d'indices qui permettent de reconstituer une histoire. «N'avais-je pas adopté la même attitude que ma mère, c'est-à-dire cette indifférence à la mort de mon père, qui le privait de corps et d'âme?» s'interroge le narrateur. Sa quête est réparatrice, qui donne à son père une mémoire, et un sens à sa mort. «On ne devrait pas haïr ce qu'on ne comprend pas», dira enfin sa mère.

 

Alain Claude Sulzer, Une autre époque, traduit de l'allemand par Johannes Honigmann, Ed. Jacqueline Chambon, 2011, 266 pp. 

1 En Suisse, Un Garçon parfait a reçu le Prix Schiller 2005 et le Prix des auditeurs de la Radio suisse romande 2009; en France, il a été couronné du Prix Médicis étranger 2008. 

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