Solitude vagabonde

«CIRCULATIONS» Matthias Zschokke arpente le monde et ses pensées dans un faux guide touristique qui dispense de vrais conseils et, surtout, son regard drôle et mélancolique sur ce qui l'entoure. Un régal.

Une palette d'expériences plutôt inédites attend le lecteur de Circulations: il passe d'un franc éclat de rire à une vague soudaine d'émotion, se sent envahi d'une joie candide et un peu folle avant de se laisser bouleverser par la beauté d'un instant ou surprendre par une scène insolite. Le tout avec la même intensité et une sorte de tendresse. C'est que le regard de Matthias Zschokke sur le monde allie attention vive, distance ironique et douceur empathique – et tout cela simultanément. La posture singulière de ce promeneur solitaire rappelle son personnage de Maurice, dont on suivait les errances poétiques et la paresse rêveuse dans Maurice à la poule (Prix Femina étranger 2009). Toujours en léger décalage, pétri de contradictions, d'une sincérité désarmante, il mêle son observation fine et souvent amusée du quotidien – la poésie se cache dans les détails – aux réactions suscitées en lui par les choses vues, les gens rencontrés.

 

Quête du présent

Davantage qu'un guide touristique très personnel ou qu'un collage de récits de voyage, Circulations dessine en creux le portrait de son auteur, et une certaine manière d'être au monde. Si on devait la définir en une phrase, ce serait celle qui clôt sa description de Weimar avec ses parcs, ses cafés et résidences, les cygnes sur l'Ilm et les saucisses à griller au bord des routes: «Tout cela est profondément allemand, langoureux, avec un ardent désir de gaieté, mélancolique au point qu'on voudrait le prendre dans ses bras.»

Les pérégrinations de Matthias Zschokke démarrent et s'achèvent à Berlin, où l'auteur bâlois réside depuis plus de trente ans – «il m'a fallu des années pour accepter qu'à Berlin, aucun endroit n'est mieux que celui où je me trouve à l'instant. Depuis, je m'entraîne quotidiennement à refouler cette crainte perpétuelle que le bonheur se trouve là où je ne suis pas, et j'essaie de découvrir la beauté dans l'horreur.» Le ton est donné – le spleen tenu à distance par un humour teinté d'absurde –, ainsi que ce qui fonde tout désir de voyage: une quête de soi et de l'instant, une certaine qualité de présence que facilitent l'étrange, la nouveauté.

 

Suivez le guide

Avant de boucler la boucle géographique pour revenir «passablement pareil» dans sa ville, le voyageur arpentera donc Budapest et Grenchen, Genève et Coire, Saint-Luc ou Ascona. Mais surtout la Jordanie et New York, lieux centraux de cette mosaïque dont les fragments, de longueurs variables, se succèdent de manière organique, reliés par une idée ou un motif à la manière d'une suite musicale. L'auteur se fait tour à tour sérieux, taquin, étonné, suspicieux ou ému tandis qu'il relate l'esprit des lieux – Porto est hantée de figures pensives aux longs manteaux sombres, la bourgade-frontière de Grenchen restera liée au «troisième nibard» d'un film avec Robert Redford, la douceur d'Amman le plonge dans un état amoureux tandis que New York palpite d'une énergie où tout semble possible et où l'on a envie de tout acheter.

Négociant sans cesse entre «ce qu'il faut avoir vu» – qu'il veut justement éviter – et l'appel de sa curiosité, l'auteur prodigue aussi, en guide consciencieux, ses conseils touristiques et culinaires; il détaille les chambres d'hôtel et la qualité du service, la générosité des habitants et des petits-déjeuners, décrit abondamment les plaisirs du bain, de Budapest à Baden-Baden où doit absolument aller «quiconque se sent flétri». On lui enviera longtemps cette immersion dans la Mer morte qui lui donne accès au «rien absolu», avant qu'il ne découvre le bonheur de «simplement laisser passer le temps», attendant au bord d'une route qu'une voiture s'arrête pour le prendre; un présent tranquille et vaste s'étire dans la poussière, le vent et les mouches, rythmé parfois par le passage d'un âne, d'un troupeau de chèvres, d'un camion.

Cette solitude vagabonde, la douceur du regard et son insolente fraîcheur font de Circulations la plus belle des invites au voyage.

 

Trois questions à Matthias Zschokke

Comment est née l'idée de ce guide atypique et littéraire? Avez-vous voyagé avec un carnet de bord?

Matthias Zschokke: Pas vraiment. J'ai vécu à New York au bénéfice d'une résidence d'auteur. Tout le monde connaît cette ville: comment en parler encore, de manière la plus neuve possible? C'est ce que j'ai tenté de faire dans un texte, trop court pour un livre en soi mais tout de même assez conséquent – il est ici découpé en fragments. J'avais le même problème de longueur avec le texte sur la Jordanie. Réunir les deux, juxtaposer Occident et Orient, me paraissait trop programmatique. Je me suis dit que l'important n'était pas New York ou Amman, mais la manière de voyager. Que signifie le voyage, intimement? Il s'agit de sortir de soi vers un ailleurs; on peut donc aller tout près, c'est déjà un voyage. J'ai imaginé un montage qui joue avec cette idée et fonctionne par échos, liens, contrastes. De Max à Maurice à la poule, mes livres ne racontent pas d'histoires de A à Z mais sont toujours des collages.

On a d'ailleurs l'impression de suivre ici Maurice...

– Oui, on retrouve dans Circulations sa manière de déambuler. C'est toujours un «Maurice» – on reste soi-même –, mais qui fait de plus grands tours puisqu'il sort de Berlin... J'ai réalisé pourtant que chaque lieu induit un regard différent et une autre manière de raconter: il confère son rythme propre au texte, sa lenteur ou sa vitesse. Je n'en avais pas conscience au moment de l'écriture, mais à New York j'écrivais plus vite et nerveusement qu'à Amman.

Il y a dans Circulations un lieu non géographique, «Enfance». Pourquoi?

– C'est aussi un voyage: dans les souvenirs, dans le temps. L'enfance est un ailleurs sur lequel on porte un regard à distance, un monde autre.

 

Matthias Zschokke, Circulations, traduit de l'allemand par Patricia Zurcher, Editions Zoé, 2011, 269 pp.

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